luni, 26 aprilie 2010

Dialogues «diogéniques» avec le Père Ghelasie (II): "Le rituel iconique" (trad. par Sonia Berbinski)



(Interviews réalisées, adaptées et commentées par le doctorant en théologie Gabriel Memelis)


Gabriel Memelis: Mon honoré Père Ghelasie, dans une discussion antérieure, vous nous avez fait une très utile introduction dans le hésychasme roumain ou carpatique dans ce qu’il a de particulier. Vous nous faisiez remarquer à cette occasion que notre mystique autochtone se caractériserait par un accent particulier mis sur l’icône et la représentation iconique. Et quand vous dites «icône», vous ne vous rapportez seulement au sens athonite de ce terme selon lequel l’icône garde en soi une sorte de «métaphysique transfiguratif», se constituant en un symbole ou une modalité «de passer à un spirituel de l’esprit au-delà de la matérialité commune». L’iconique carpatique, comme vous disiez, est la révélation d’un mystère»: celui de l’Incarnation, de la cohabitation de l’esprit marqué par la grâce avec la partie matérielle-corporelle. L’icône devient ainsi un foyer, un autel, une sorte de «pré-imagination eucharistique».
Tout cela fait que la mystique roumaine (carpatique) soit premièrement une mystique de l’icône et, implicitement, une mystique à caractère prégnant eucharistique, qui est à la recherche de la réactualisation chez l’homme de l’image iconique-eucharistique: l’homme doit entrer dans «le processus de transformation eucharistique». En voilà l’importance immense que Vous accordez au rituel liturgique par lequel se réalise cette transformation eucharistique de l’homme. Et en ce cas, la pratique iconique que vous recommandez consisterait non tellement dans une intensification de l’effort mental, mais dans l’introduction «dans une sacralité qui rend la condition de la normalité».
Pour ces raisons, je désirerais centrer cette nouvelle discussion sur l’aspect du rituel et de la liaison entre le liturgique et l’ascétique. Pour commencer, je voudrais vous demander: où est-ce que ce rituel puise ses racines ontologiques? Peut-on parler, par hasard, au niveau de la Sainte Trinité de l’existence d’un rituel compris dans le sens que les relations entre les Personnes Divines pourraient être considérées dans la perspective du rituel? Que signifierait un tel rituel dans la Trinité et quelle serait sa relation avec «le rituel de réponse» de la création?

Gheorghe Ghelasie: Mon cher Monsieur, en tant que théologien, vous savez mieux que n’importe quel autre que parler de la Divinité est, dans notre théologie chrétienne, un problème assez délicat. Cela est dû au fait que les Saints Pères mettent l’accent en particulier sur le fait qu’on retrouve la Divinité au-delà de toutes ses représentations, de tous ses attributs et de tous les rapports (analogies) qu’on peut faire. Malgré tout, nous devons comprendre que la Divinité ne se cache pas, comme dirait Blaga, mais procède justement à cette descente... Raison pour laquelle j’insiste tellement (sur l’Incarnation), parce que – au sens théologique chrétien – la Divinité est apophatique, mais Elle fait une chose extraordinaire : Elle vient au devant de la création, même si la création ne connaît pas (ontologiquement parlant; s. d. G. M.) la Divinité.
Ce qu’il faut encore comprendre – chose sur laquelle je veux insister en particulier – est justement la mode d’existence de la création. Enfin, nous n’y revenons plus, parce que nous avons déjà discuté dans l’interview antérieure... Mais le problème délicat de la spécificité carpatique que j’essaie de souligner est exactement le fait qu’entre la création et Dieu il y a un rapport d’intermédiation. Dans quel sens? Dieu arrive dans la création, mais celle-ci ne peut pas l’accueillir parce qu’elle a la condition de création. Malgré tous les efforts de Dieu de se montrer, la création ne peut par Le voir. A cause de sa condition ontologique, la Création, en dépit de ses désirs, n’a pas d’accès (direct) et ne peut voir Dieu. Et alors tout cela justifie l’accent que je mets sur cet «iconique» par lequel la Divinité revêtit quelque chose de créé [1] apparenté, il semble, à la création et, par cette parenté, la Divinité peut Se révéler.
La théologie des Saints Pères met en évidence notamment les énergies ayant la source dans la grâce, non-créées. Dans le sens iconique carpatique je mets l’accent sur l’image christique. Car la grâce elle-même est divine, toujours inaccessible, en un sens, à la création; par conséquent il existe nécessairement ce quelque chose d’apparenté, et la parenté n’est faite que par Dieu. La grâce n’est accessible au gens que par le Christ, elle n’est pas accessible directement (cf. Jean 1, 17). Il y a des personnes qui veulent faire une théologie directe de la grâce, après quoi ils veulent faire du Christ Lui-même une sorte de «produit» de la grâce, ce que je ne me hâte pas de confirmer... Mais j’insiste sur le fait que ce n’est que cet iconique dont vous parliez, mon frère, qui est ce mystère de cohabitation du Divin et de la création.
Et maintenant il faut comprendre encore une chose, un problème qui se pose avec gravité et d’une façon impérieuse: la Divinité – par le fait qu’elle donne à la création la condition d’image ressemblante (et je vois la ressemblance toujours comme une catégorie d’être, mais d’être créé, et non pas d’énergies) – confère une grande importance à l’inter-personnalisme inter-existentiel dont je parle. Mais il faut comprendre que l’inter-personnalime n’est pas un simple inter-êtres qui pourrait glisser dans le soi disant panthéisme de mélange des êtres. On sait clairement que l’être Divin et l’être de création ne peuvent se mélanger d’aucune façon. Les Antiques disent que l’être de création doit s’absorber dans l’être Divin, mais chez nous, il ne peut s’agir à nul prix de panthéisme. Le mystère de la Personne Divine est justement celui d’avoir pu assimiler (d’une façon distincte et sans se mélanger) deux natures. La Personne [Divine du Fils] peut aussi «prendre l’habit» de l’être existentiel de création. Et à cet instant elle peut faire cet iconique; les «débordements» Divins dans la création ne doivent pas être pris uniquement comme des énergies de la grâce, mais il faut les voir tout d’abord comme modèle iconique dans le sens de la descente de la grâce, qui fait déjà une sorte d’inter-personnalisme Divin-création. Et alors, de cet iconique apparaissent, dans toute leur splendeur, les qualités et les attributs de la grâce. Certains individus mettent en avant les énergies de la grâce et à la fin la nature christique... Je ne sais pas, je ne pense pas qu’il s’agit d’un écartement du dogme si j’insiste sur le fait qu’on assume tout d’abord l’image christique [par le Fils de Dieu], une assimilation de nature existentielle de création dans laquelle la Personne du Rédempteur est en plus apophatique – s’agissant de Dieu – mais en même temps je ne peux parler de cataphatique dans le sens uniquement des énergies ou de simples attributs, parce le fait d’assumer la création par le Rédempteur n’est pas un simple attribut de la Divinité. [2]
C’est un mystère extraordinaire cette possibilité de réaliser cette parenté entre la Divinité et la création. Puisqu’on sait bien, le problème le plus difficile de la philosophie est le suivant : comment peut-on faire la liaison entre le Divin et la création, entre le non-créé et le créé ? Les Antiques ont offert la solution panthéiste, dans laquelle Dieu est le seul être (le seul comme densité ontologique significative, n. s. G. M.), et la création n’est qu’une transposition énergétique, panthéiste à la fin. Ainsi, entre le Divin et la création ne peut se produire aucune rencontre réelle. La Divinité ne réalise qu’une illusion de la création, et la création doit se déstructurer pour donner au Divin l’occasion de revenir à son véritable état. Au point de vue chrétien, le Divin ne peut passer en quelque chose de non-Divin, mais la Divinité fait – paradoxalement – même une sorte de « auto-dépassement » (de ek-stase, n. m. G. M.), en assumant aussi une autre condition, une condition de création. Les théologiens insistent beaucoup, et à juste titre, sur la partie énergétique-grâce pour éviter le panthéisme. Les Saints Pères se sont longuement pris au panthéisme antique, et il fallait trouver ce relais entre le Divin et la création. Mais il faut comprendre que, dans le contexte de la théologie actuelle, on dilue excessivement le christique et on peut de cette manière tomber dans une sorte de panthéisme empreint de grâce. [3]
Si les Saints Pères ont montré qu’il est impossible d’avoir un panthéisme existentiel entre le Divin et la création, on peut tendre à présent vers la dilution du Christ dans ses attributs issus de la grâce, et on peut finir par confondre Christ lui-même avec la grâce. Tout est grâce et on arrive de cette manière à une sorte de christianisme empreint de grâce...Mais la grâce est justement l’éclat et l’aveu du christique. Ce n’est pas lui celui qui produit le christique. C’est de la grâce qui provient de l’iconique et ce n’est pas l’iconique qui en est le produit. Je crois que cette chose ne peut être considérée comme une hérésie mais plutôt une théléogumène ou un élargissement théologique.
Les Saints Pères, dans le contexte de la spiritualité de leur époque, ont cherché, avant Saints Grégoire Palamas et même plus tard, à parler d’un être par la grâce, afin d’éviter justement le panthéisme de l’existence. Il est absolument nécessaire à présent d’arriver à une théologie de la grâce par l’être, c’est-à-dire ne pas perdre l’être, caché loin de manière à ce que tout ne soit qu’énergie et grâce et cela dans le contexte actuel surtout caractérisé par ce néo-paganisme qui amène une mystique énergétique. Cela pourrait signifier que le christianisme, dans un certain sens, n’est plus autre chose qu’une mystique énergétique...
Moi, – dans mes écrits ayant pour titre L’image de la Mère de Dieu et Le Logos christique – j’ai insisté sur le fait que le Fils de Dieu, en tant que modèle et comme relais avec le monde qu’il construit dans ce plan pré-christique, assume une existence de création. Aussi peut-on parler d’un être «en soi» de création, non dans le sens de confusion avec le Fils de Dieu, Qui reste un être divin, mais dans celui de la création est le fils de Dieu qui a assumé aussi une existence de la création. C’est justement cet iconique dont je vous parle. Ainsi, l’être de création est justement ce Mystère Divino-création. L’être de création n’est pas, par conséquent, un simple être... Le mystère y est tellement grand...

G. M. C’est un être iconique...

G. G. C’est un être iconique dans le sens qu’il représente tant la prise de responsabilité pour le Divin par la nouvelle création que, en même temps, la responsabilisation de la création par le Divin! Parce que, dans cette image pré-christique, ce n’est pas uniquement le Fils de Dieu qui assume la création, en assumant l’image de création, mais Dieu Lui-même assume quelque chose de la Divinité [4], autrement il n’y aurait aucune liaison authentique (dans le sens de la réciprocité, s. n. G. M.; voir aussi la note 7 de l’interview antérieure). Voilà le mystère de l’Image christique qui est n’est pas répétable, qui est unique, mais elle est imitable par le Christ...

G. M. Oui, c’est une réciprocité... Mais je voudrais qu’on revienne au problème du rituel...

G.G. Maintenant, après avoir insisté sur cette acception de l’iconique, il faut préciser que la théologie chrétienne, par rapport à d’autres religions, a cette Révélation surnaturelle, comme elle est nommée dans les manuels de Dogmatique. Le Fils de Dieu, par cette Révélation, nous découvre aussi quelques repères concernant les choses divines, au-delà de tous les aspects que prend la création...

G. M. Dans une perspective théologique, comme dirait...

G. G. C’est exact... Et en ce cas, comme on parle de la Sainte Trinité, on voit que la découverte de ce Mystère ne consiste pas dans l’affirmation que la Trinité est une sorte d’attributs comme soutiennent également le mystiques énergétiques [5]. La Trinité ne consiste pas dans des attributs énergétiques; si on croyait cela, rien ne resterait de la théologie chrétienne... Il faut comprendre que les Personnes de la Trinité ne sont pas des attributs, mais des existences. Et si le Fils de Dieu rappelle toujours du relationnel Trinitaire – Lui, le Père avec le Saint Esprit – cela signifie que cette vie intra-trinitaire, intra-existentielle est celle qui se répand ensuite par le Christ, dans la création. Donc le Fils de Dieu fait cette descente de la Divinité en déversement, et nous la « traduisons » dans le sens du rituel.
Mais que signifie le rituel? Nous n’allons pas nous attarder longuement sur la notion en soi, puisque dans le christianisme le rituel a acquis d’autres valences et ouvert d’autres sens. Nous allons dire uniquement que le rituel est le relationnel sacré qui n’est pas un simple geste ou une simple attitude, mais c’est la vie en soi de la Divinité qui est plus qu’un simple mouvement... [6] C’est un mystère tellement grand et nous utilisons ce mot, «rituel», mais il faut comprendre qu’entre les Personnes Divines ne peut exister un rituel ordinaire, un relationnel ordinaire, mais l’un dans le sens de la sacralité absolue, de la sainteté et de la spiritualité absolue.
Voilà la raison pour laquelle, après la Révolution chrétienne, on dit que Dieu-Père Le Non-créé donne vie au Fils et engendre le Saint Esprit. Ces relations sont «traduites» par nous en termes caractéristiques à notre existence, comme repère du rituel Divin. La Naissance et la Procession que nous ne pouvons pas imaginer mais que nous ne prenons, je répète, que comme des repères, ont leur partie de retour où le Fils et le Saint Esprit font la dévotion envers le Père Saint. [7] C’est dans ce sens que j’essaie de parler d’un rituel divin en soi. Qui plus est, on dit que – dans la Divinité – tout ce qui compte est l’amour du Fils. Toute la Divinité n’est rien d’autre que l’amour de l’Image du Fils. La Divinité du Père Saint est l’amour envers son Fils, et le Saint Esprit est l’amour enflammé du Fils envers son Père. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que l’Image du Fils est le « mobile » même dans la Divinité – tant que nous pouvons dire en disposant de ces repères – de l’amour envers le Père, de l’amour dans le sens d’Image du Fils. Cette Image est la vie divine elle-même.
Le Fils de Dieu, par le fait d’assumer aussi une existence de création, verse tout son amour de Fils dans un amour de Fils de création (Il est le « double » Fils pour ainsi dire). En même temps, Il répand, par cela, l’image de la vie de Dieu, parce que l’amour du Fils est l’amour envers le Père. Le Fils de Dieu vient et répand, nous scelle l’image du Fils, mais en même temps nous élève et nous emmène vers l’amour du Père. Et en ce cas on peut dire implicitement que notre rituel iconique a pour origine ontologique ce mystère de la vie intra-divine. Nous désirons ne pas être compris dans le sens gnostique, mais nous devons dire que nous avons des repères par lesquels le Fils de Dieu partage avec nous des réalités vraiment spirituelles, Divines.

G. M. Ce qui est clair et je crois avoir compris de Vous, c’est que le terme de «rituel» est plus adéquat pour parler des emplacements interpersonnels Trinitaires que celui de «relation» au sens philosophique ou psychologique...

G.G. Mon cher Monsieur, j’associe beaucoup le rituel avec l’iconique sur lequel j’ai insisté depuis notre discussion. Le rituel n’est pas un simple relationnel, mais un commun qui apparaît après l’interrelationnel. Le rituel ne se produit que si le rationnel est fait par les deux parties, après quoi les réponses des deux parties s’unissent en en constituant une seule réponse. [8] Le rituel n’apparaît pas lorsqu’on fait un simple geste rituel envers quelqu’un, c’est un simple relationnel; le rituel implique une bilatéralité – l’autre doit faire le geste à son tour et ensuite, encore plus, les deux gestes doivent se réunir dans un geste commun [qui ne les annule pas]. Ce commun, que j’appelle iconique, est exactement le rituel. C’est pourquoi dans le christianisme on met un grand accent sur le rituel liturgique qui se développe dans le commun eucharistique, dans ce commun où se réunissent l’amour de Dieu avec les réponses de l’amour de la création.

G. M. Tout en changeant d’une certaine façon l’orientation de notre dialogue, je voudrais remarquer, Mon Père, le fait qu’il y a dans la théologie scolaire une séparation faussement métaphysique entre le «plan théologique» et le «plan iconomique». Comment peut-on poser, dans la pratique liturgique iconique, ce problème ?

G. G. Mon cher Monsieur, nous savons très clairement qu’il faut partir de cet absolu de l’amour de Dieu. C’est un amour tellement grand que son irruption dans la création assume implicitement la soi-dite iconomie. Dieu ne fait pas uniquement une simple création, mais, en même temps, dans l’immensité de son amour, Il l’assume et Il lui accorde la providence au sens de préoccupation, de conservation. Le Fils de Dieu, en répandant Son amour de filiation, assume en même temps une œuvre. Il faut comprendre le fait que la création, malgré ses efforts, ne pourrait pas s’élever par soi-même à la hauteur de la Divinité si Christ n’existait pas. Lui, Il est l’amour. Et en ce cas cet effort christique d’élever aussi la création au niveau de la communion avec le Divin peut être considéré comme étant iconomie. Ce qui plus est, c’est encore le péché qui est intervenu, raison pour laquelle le Fils assume encore un travail supplémentaire, celui de la rédemption. Dans ce plan de la rédemption on peut parler de l’iconomie et les Saints Pères sont motivés d’y insister beaucoup. Le péché a affecté, dans une certaine mesure, l’image de création qui doit être refaite, rétablie.

G. M. Croyez-vous qu’il y ait une similitude, du point de vue du rituel, entre ce «qui se passe» entre les Personnes de la Sainte Trinité et ce qui se passe entre Elles, d’un côté, et la création, de l’autre côté?

G. G. On ne peut parler en ce sens même, puisque le fonds de la création est l’image de filiation, alors que dans l’être divin – après la révélation chrétienne – il s’agit de ce mystère impénétrable de la Trinité. La vie de création est une vie de filiation par laquelle on participe à l’amour du Père Saint et à l’amour du Saint Esprit. Mais quelle est l’image en soi de la Vie de la Trinité? Cela dépasse tous les repères... On ne sait que ceci : l’amour de filiation – qui est notre fond de création, c’est la personnalisation de notre vie de création – nous pousse à participer à l’étendue de l’amour Trinitaire, sans pour autant embrouiller les choses...Le rituel, pour nous, les chrétiens, doit être considéré dans ce sens liturgique, où le Fils de Dieu et le Saint Esprit font un « double » rituel : l’un dans le sens d’existence, qui est apophatique aussi au-delà de la création, l’autre où se répand en permanence l’amour divin dans la création. En même temps Ils prennent l’amour de la création et n’en font qu’un. Le Fils et le Saint Esprit se donnent à ce rituel de l’amour divin. Saint Maxime le Confesseur met particulièrement l’accent sur le fait que notre liturgique n’est pas un simple liturgique, mais il est cosmique, super-cosmique et bien après terrestre... Toutes les choses sont en relation... Le Fils et le Saint Esprit font Eux-Mêmes ce rituel en soi (en être, n. s., G. M.), après quoi procèdent au rituel cosmique, liturgie céleste, en faisant ne même temps cette union avec la liturgie terrestre. De cette manière, on réalise, dans cette union, à un moment donné, le commun dont je parlais avant. Voilà pourquoi la Sainte Eucharistie a des dimensions à la fois terrestres, cosmique, super-cosmiques... [9] Il est nécessaire d’insister longuement sur cette image iconique de la Sainte Eucharistie.

G. M. Par conséquent, si je comprends bien, les deux rituels – intra-trinitaire et le rituel...

G. G. ne parlons pourtant pas trop du rituel intra-trinitaire...

G. M. Le rituel que le Fils le fait dans la Trinité...

G.G. Mon cher, nous devons comprendre d’une façon très nuancée cet aspect : le Fils ne fait pas dans la Trinité un rituel dans le sens habituel qu’on donne à ce terme. Cela pourrait mener à des malentendus... Le Fils de Dieu, avec le Saint Esprit qui «actualise» en permanence la vie divine en soi – dont on peut dire, entre guillemets, que c’est le «rituel» même, au-dessus de toutes nos qualités ou attributs ou tous nos concepts – déverse ce « rituel » vers nous, en nous y permettant ainsi notre participation. Et avec ce «rituel», comme origine, nous pouvons faire, à notre tour, notre liturgique. Sans cela nous ne pouvons pas le faire.

G. M. Et les deux rituels se rencontrent par conséquent dans l’icône du Fils?...

G. G. Ce n’est pas dans l’icône du Fils, mais dans cette icône commune qui est eucharistique. Dans notre liturgie chrétienne il n’existe pas uniquement le christique, mais aussi la descente du Saint Esprit. Le christique, il existe, mais en même temps il existe aussi la liturgie de l’Eglise, des fidèles. Donc, tout se réunit... Plus encore, il y a aussi la liturgie cosmique (céleste), qui participe à cette union. L’Eucharistique a maintes dimensions et nous ne pouvons par le réduire à l’une d’elles uniquement.

G. M. Si vous pouviez nous dire dans ce qui suit, Mon Père, si on peut parler – à cet instant de la discussion – de l’existence d’un philocalique liturgique. C’est-à-dire, est-il possible de faire une herméneutique du sentiment liturgique de la même manière que l’on a fait les Pères dans le cas de l’existence ascétique? Et si c’est le cas, nous vous prions d’expliquer avec plus de détails ce que vous comprenez par image eucharistique iconique. Quelle est la parenté entre le rituel et l’image iconique, entre la liturgie et la pratique iconique?

G. G. Si vous m’avez suivi avec attention, les réponses ont été déjà données partiellement... Mais, pour être plus clair, je vous dirai que la modalité iconique sur laquelle j’insiste ne doit pas être regardée comme étant une autre théologie, comme d’ailleurs on m’accuse souvent... Ce n’est qu’une spécificité, dans le même sens que la spécificité sinaïque, athonite ou slave. Dans la spécificité carpatique, on remarque justement cet iconique, où le grand mystère ne consiste pas seulement dans le fait que Dieu a créé le monde afin de l’entraîner dans le Déification, mais c’est un élargissement, un ouverture encore plus grande : la relation entre Dieu et la création ne se réduit pas à ce relationnel, à cette accessibilité, mais c’est le mystère du Royaume de Dieu, du commun, de cette union et de cette cohabitation entre Dieu et la création, de cette rencontre réelle. C’est une question très délicate. Beaucoup de penseurs se laissent proie à une théologie où il ne s’agit pas d’une rencontre réelle entre Dieu et la création, mais uniquement d’un simple relationnel par lequel la création participe à des réflexions, à des transpositions de la Divinité et c’est un peu tout...
Or, au sens carpatique, la Divinité peut communiquer avec l’être de création, mais sans s’y mêler; l’être de création peut participer, par incarnation christique – c’est-à-dire par le Christ – à cette parenté [10] avec l’être Divin, en vertu justement de l’existence de ce commun dont je viens de parler. Par conséquent, l’iconique est ce commun entre le Divin et la création. Voilà le royaume des Cieux. Le Paradis n’était qu’une sorte de relationnel entre le Divin et la création, alors que le Royaume des cieux représente déjà une rencontre, une interpénétration. [11] On peut parler d’une sorte de périchorèse entre Dieu et la création, non pas en sens panthéiste, mais par le Christ.
A cet endroit, il intervient le rôle de la pratique (ascèse) iconique et son rapport avec l’eucharistique, dans le sens que l’iconique est une condition eucharistique. [12] Entre nous et le Christ ne peut exister qu’un relationnel iconique. Par le Baptême, nous acquérons cette marque iconique, en recevant déjà la condition christique, iconique ou bien la condition pré-eucharistique. Nous ne pouvons pourtant pas nous y arrêter, parce que autrement nous n’irions pas prendre la communion, donc accomplir l’eucharistique.
On sait que, par l’Ascension, le Christ élève notre condition de création jusqu’à la Divinité, en se plaçant à droite du Père. Mais le Fils de Dieu ne reste pas là-haut, comme si nous étions privés de Lui, en devant, par conséquent, monter juste au ciel pour pouvoir rejoindre le Christ. Il envoie le Saint Esprit Qui entre dans Son œuvre d’Image directe et personnelle du Fils, œuvre par laquelle Celui-là fait descendre l’Image Ressuscitée et Elevée du Christ dans l’Eglise terrestre. Il le réincarne dans le pain eucharistique et, en même temps, on procède même à une «Incarnation» du Saint Esprit. [13] C’est la raison pour laquelle l’Eucharistie n’est pas uniquement le Corps du Christ, mais c’est également «l’Incarnation» du Saint Esprit; nous insistons longuement sur l’acte de l’épiclèse par lequel on invoque l’Image du Saint Esprit, parce que Celle-ci nous apporte le Christ le Ressuscité et, par le Corps du Christ le Ressuscité, on peut «incarner» aussi le Saint Esprit Qui rejoint de cette manière la création. Parce que l’Esprit, représentant la Divinité «pure», apophatique, ne pourrait pas Se rencontrer avec nous, mais – par le fait de s’unir avec le Christ par le Corps ressuscité – Il se rend accessible à notre esprit par l’image eucharistique. Ce n’est que par l’Eucharistie que nous accédons au Saint Esprit. Nous voilà au cœur d’un problème très profond auquel les théologiens devraient penser plus longuement... En général, on considère que l’eucharistique vient par le Saint Esprit, c’est-à-dire Celui-ci arrive le premier, «en amenant» ensuite l’eucharistique. Or, il faut comprendre une chose: le christique est la condition essentielle du christianisme. Par la condition christique, le Saint Esprit Se rend accessible à notre sens, se glisse dans l’œuvre par rapport à la création et, ensemble, «actualise» l’image christique tout «en S’actualisant» Soi-même.

G. M. En ce qui concerne la liaison possible entre liturgique et l’ascétique dont je vous ai demandé...?

G. G. Dans le sens philocalique, dont vous parliez mon frère, il faut comprendre que l’ascétisme n’est pas uniquement une vie âpre menée en vue d’obtenir certaines vertus. L’ascétisme philocalique est exactement cette spiritualisation iconique. C’est ce que disait un Saint Père: «Le péché a amené un détournement de l’état de sainteté». Pour aboutir à rétablir l’état de sainteté, il faut nous livrer à une soi-dite ascèse, qui consiste dans le fait de nous arracher aux états négatifs pour revenir aux vertus connues en soi. Mais l’ascèse chrétienne n’est qu’un retour à quelque chose de normal, un retour naturel. Ce naturel doit ensuite être rendu iconique. Il faut restituer au naturel cette condition [structure] eucharistique et bien après on peut faire la communion eucharistique. Et l’eucharistique de la Communion existe en même temps que le Saint Esprit! S’il n’est qu’un simple eucharistique christique, alors il ne s’agit pas de la Descente du Saint Esprit; en l’absence du Saint Esprit, il n’y a pas d’eucharistique, ni d’Esprit Sait sans l’eucharistique. [14]

G. M. Mon Père, on sait bien que dans la théologie contemporaine il y a deux tendances importantes qui apparaissent, les deux, comme des solutions à même de revigorer la spiritualité des fidèles : l’une d’elles insiste sur le culte et sur l’eucharistie, en plaçant en second plan la spiritualisation philocalique et concevant l’Eucharistie comme un modèle en soi; l’autre tendance, appelée aussi «néopalamique», trouve que la solution consiste dans le personnalisme des énergies non-créées, en situant implicitement en arrière-plan l’apport de l’Eucharistie. Comment voyez-vous que la pratique iconique réussit à résoudre le problème de l’accent mis soit sur l’individualisme ascétique, soit sur l’ecclésiastique au sens exclusif du terme? Ou, autrement, comment pourrait s’harmoniser – dans la perspective iconique-carpatique – l’aspect communautaire du Temple et l’aspect intérieur du «temple du cœur» ?


G. G. J’insiste extrêmement sur ce mystère de l’iconique eucharistique où on ne peut parler seulement d’un simple relationnel, d’un relationnel unilatéral, mais de l’un qui se produit dans toutes les directions – tant du côté de la Déification que de celui de la création – et, mieux, d’une sorte d’union en commun de ce relationnel. L’Eucharistique, dans ce sens iconique, a les dimensions qu’on a déjà rappelées: celle d’Eglise terrestre, d’Eglise céleste et même de super-cosmique, d’expansion même d’un Mystère divin en soi par le Fils de Dieu. De cette manière, surtout dans la situation actuelle où le monde est tellement déchiré et déstructuré, la première nécessité est celle de refaire tout d’abord la condition eucharistique. On ne peut donner directement la Communion à quelqu’un avant de ne refaire sa condition eucharistique; participer au rituel liturgique est justement le mystère par lequel on refait la condition eucharistique et c’est aussi important que l’acte de la communion lui-même. Dans quel sens? S’il y a beaucoup de voix qui disent qu’il est inutile de participer à la Liturgie sans avoir reçu la communion, je considère qu’ils se trouvent en erreur. Dans le rituel christique de la Liturgie, même si on ne reçoit pas la communion, on refait la condition christique, eucharistique. C’est à ce moment qu’on refait notre temple, celui du cœur, comme vous dites mon frère. L’Eucharistique ne peut «prendre vie» avant d’avoir un temple, c’est-à-dire une Eglise. Comment veut-on faire l’eucharistique en quelqu’un pour lequel on n’a pas rétabli son Eglise intérieure?
Il faut donc comprendre que chacun peut refaire sa propre condition d’Eglise uniquement par sa participation au rituel liturgique. C’est bien après que le mystère eucharistique est accompli en lui [15], au fur et à mesure qu’on commence le développement de la liturgie dans son propre temple. C’est à peine à ce moment-là que, ayant la condition eucharistique rétablie, on peut communier dans l’Eucharistie de l’Eglise proprement dite. Mais, si on passe trop vite à la communion sans avoir refait préalablement l’Eglise intérieure, c’est comme on jetterait des perles aux cochons... On ne peut faire une Eglise de n’importe quelle maison. Une maison doit tout d’abord être consacrée, elle doit être offerte, il faut qu’on lui accorde la condition d’Eglise pour en devenir une. C’est pareil avec nous: on ne peut pas communier avant d’avoir acquis cette condition... Et ensuite, du point de vue chrétien, le rituel est comme une sorte de participation à un concours : tous y participent, mais les prix ne sont accordés qu’à quelques uns. Tous les fidèles participent au rituel, mais à la communion n’arrivent que ceux qui s’y sont préparés. [16] Il y a portant la possibilité que chacun reçoive son prix, dans la mesure où il obtient certaines « performances ». On ne peut pas accorder un prix à n’importe qui... Voilà le sens de l’ascétisme philocalique, tel que je le vois.
Quant à la tendance de sortir l’Eucharistie du contexte ascétique, je crois qu’il s’agit d’un malentendu justement dans le sens iconique de l’Eucharistie. L’iconique est ce quelque chose de sacré auquel on ne peut toucher qu’en se sacralisant. Comme le Saint Apôtre Paul le dit, ceux qui communient lorsqu’ils ne sont pas dignes de le faire ont davantage à souffrir. L’Eucharistie est feu dévorateur et il n’agit qu’en ce sens : s’il trouve la misère en nous, il est sûr qu’il ne fera autre chose que de nous brûler. Il faut trouver quelque chose qui résiste au feu divin. Qu’est-ce qu’il y a en nous qui résiste à ce feu ? S’il n’y a rien, alors la seule solution est de faire le rituel, de participer au rituel liturgique et alors, petit à petit, le temple intérieur sera refait. Ce n’est qu’à ce moment qu’on peut recevoir la communion...

G. M. Et une dernière question, mon Père : dans quelle mesure, ou mieux, de quelle manière les autres types d’hésychasme sont-ils d’image eucharistique ? Je me réfère au type égyptien, sinaïque, grec, slave, où l’accent semble être mis plutôt sur l’ascétique que sur le liturgique.

G. G. Je ne sais pas dans quelle mesure on comprend l’esprit philocalique...Moi, comme j’ai essayé de le comprendre, je le vois toujours dans ce sens de reconstruction de l’image de l’Eglise intérieure, de la condition eucharistique. L’ascèse des Saints Pères n’est autre chose que la reconstruction de l’image de sainteté de l’intérieur, qui ne peut se réaliser que par une ritualisation. Par conséquent moi, au moins, je comprends que toute vertu christique est une sorte de geste rituel. Toute vertu spirituelle est geste rituel, ainsi que les autres mystiques (égyptienne, sinaïque, etc.) sont en fait, en dernière instance, toujours des mystiques iconiques. [17] Exception faite que la spécificité des anciens, vu la caractéristique du contexte de l’époque, était de mettre un grand accent sur l’aspect spirituel direct de l’esprit. Et de là en résulte une sorte de rituel plutôt spiritualisé qu’iconique. C’est toujours une sorte d’iconique, mais plus spiritualisé. Alors qu’au sens carpatique c’est un iconique toujours spiritualisé, mais il est plus accentué sous l’aspect eucharistique, là où la partie du corps et celle du sang est dans la même mesure mis en évidence que la partie spirituelle. L’Eucharistique n’est pas uniquement quelque chose de spirituel, mais il est vraiment Corps et Sang du Christ.

G. M. Je vous remercie, Mon Bon Père, pour l’amabilité de me répondre à ces questions.


Le Saint Monastère de Frasinei, le 2 Avril 1998


Notes:

[1] Il ne s’agit pas, comme dans le catholicisme, d’une grâce créée qui fasse l’intermédiation entre la nature Divine et celle qui est créée, fondamentalement incompatibles, mais d’une parenté, comme dit le Père Ghelasie, une parenté iconique entre Dieu et la création (fondée, comme il dira tout de suite, «d’une manière christique de pré-création»). Le catholicisme est arrivé à la doctrine sur la grâce créée puisqu’il a développé un discours de prépondérance ontologique, dépourvue de perspective iconique et personnaliste. La notion de « parenté » (synergia) va dans l’esprit de la théologie paulienne et patristique; elle se réfère, comme j’ai déjà dit, à une parenté iconique et non pas strictement ontologique.

[2] Autrement dit, l’incarnation dépasse le plan des simples nominations, attributs, énergies de la grâce Divine ; elle ne se « consomme » pas à un niveau exclusivement énergétique, même s’il s’agit des énergies non-créées. C’est dans ce sens que saint Maxime parle dans Ambigua (trad. cit. p. 55) : « Dieu de tous, l’Incarné, ne possède pas la simple dénomination d’homme, mais Il est d’après l’être tout entier un véritable homme » Ou, plus bas : « ce n’est pas puisqu’il est le Créateur de tous les gens qu’on donne le nom d’homme à Celui qui, étant Dieu par sa nature même, a pris dans le vrai sens du mot notre être (il a pris substance en même temps que nous), mais d’une façon existentielle. Encore plus, le Fils de Dieu, en vertu d’une mobilité iconique de Son Hypostase lui confère une disponibilité éternelle des s’incarner. Il assume – comme dit le Père Ghelasie – dans un plan de pré-création, l’image de l’homme. L’intervalle dialogal, le cadre de la relation entre l’homme et Dieu est ainsi fondé d’une manière iconologique dans une pré-ontologie de l’humain. Rien que cette assimilation va conférer consistance à l’acte de dévotion de l’homme comme être concret. Sans diminuer le rôle des énergies non-créées, le Père nous rappelle pourtant la priorité – évidemment dans le sens ontologique, non chronologique – des hypostases sur celles-ci.

[3] Le Père apporte la même critique qu’il avait faite dans l’interview antérieure à la dominante métaphysique de la philosophie classique grecque, dominante qui s’est transférée aussi sur le christianisme de types athonite. Il porte à présent sa critique sur l’énergétisme cosmologique des Grecs, puisqu’il a migré dans cette catégorie du discours chrétien qui voit tout d’abord les énergies empreintes de grâce et bien après, la rencontre personnelle avec Dieu, l’un devant l’autre. Seul l’iconique peut constituer la base d’une rencontre réelle.

[4] Cela semble à la limite de la doctrine d’Origène, mais le Père Ghelasie ne parle pas d’une ontologie de la création avant l’acte concret de la création du monde par Dieu, mais d’une responsabilisation réciproque, des deux directions (Divin et création), comme liaison de parenté qui constituera plus tard le fondement de la réponse unique et spécifique de la création envers Dieu. Il s’agit d’une sorte d’union / responsabilisation pré-hypostasique de la création au niveau iconique de l’Image du Fils. Cette union lui confère, depuis encore le pré-temps, une constitution et une dignité onto-iconologique irréductibles. En général, le Père plaide de nouveau pour une théologie toujours actuelle, dans le sens du replacement de l’accent calcédoinien sur l’union hypostatique-iconique entre Dieu et l’homme. Comme il est bien connu, le Synode de Calcédoine a marqué la séparation décisive de l’anthropologie chrétienne de celle du classicisme grec et, par extension, de toute anthropologie extra-chrétienne. En ce qui concerne l’union de l’homme avec Dieu, les décisions de ce Synode reflètent une compréhension tout à fait singulière et irréductible, dans le sens que cette union se trouve sous les auspices d’un événement hypostatique, c’est-à-dire de consistance ontologique, tout en conservant simultanément la distinction des natures. C’est pourquoi le Père Ghelasie fait l’apologie du retour, par une sorte de systole du discours, à une théologie de « la grâce par l’être », c’est-à-dire de la priorité de l’ontique sans nier les énergies.

[5] Par exemple le hindouisme, où Brahma, Visnu et Shiva (qui forment la triade Trimurti) sont de simples manifestations attributives, temporaires, et, par conséquent, illusoires de l’Absolu (brahmane). Ces hypostases ne sont pas des structures ontologiques du brahmane, comme c’est dans le cas des Hypostases dans la Sainte Trinité.

[6] Au sens chrétien, le rituel dépasse de nouveau l’acception commune retrouvée dans les autres religions où il a des connotations exclusivement cosmologiques [voir même la célèbre «étymo-mythologie» (M. Bucellato) de ritus (lat.) provenant de rita (skr.) – ordre cosmique, principe harmonique]. Dans les religions pré-chrétiennes, surtout dans les monismes orientales, le rituel comme acte de dévotion n’offre pas à l’homme l’accès à l’ontos divin. Pour ce fait, l’idéal humain – par rapport auquel le rituel n’est qu’un préambule qui subit nécessairement des déterminations cosmiques – est formulé en termes arituels et acosmiques. Par contre dans le christianisme, remarque le Père Ghelasie, le rituel est défini «de haut en bas», comme déversement de la vie intra-trinitaire dans la création. Il peut ouvrir ainsi l’accès aux éléments qui constituent le mystère de la Divinité-Trinité même. Comme une vérification biblique, la Révélation de la Sainte Trinité au fleuve de Jordanie est décrite dans les Saintes Evangiles comme une théophanie dans la dynamique du dialogue (l’aveu du Père Saint) et du geste (la descente du Saint Esprit en guise de colombe), donc en termes de «rituel». L’Eglise, dans le Tropaire de L’Epiphanie, chante: «Dans le Jordan recevant le baptême, Vous, Seigneur, la consécration de la Trinité s’est fait voir (he tes Triados ephanerothe proskynesis)», en confirmant par cela la structure rituelle, proskinésique des «rapports» intra-trinitaires, ce super-mouvement mystérieux de la Trinité dont nous parle le Père Ghelasie.

[7] Dans le sens que le Fils est engendré, d’une manière active, du Père et le Saint Esprit Procède, et tout cela peut être vu comme des gestes rituels archétypes.

[8] En proposant une nouvelle définition pour le rituel, tout à fait cohérente avec l’ontologie iconique qu’il met en relief, définition qui renonce à la catégorie de relation, le Père Ghelasie sanctionne indirectement une certaine tendance de la théologie actuelle (visible chez les théologiens d’ailleurs remarquables comme H. Yannaras) vers une sorte d’existentialisme chrétien où tout, y compris l’ontologie, est placé et interprété sous l’espèce du relationnel (voir ci-dessous). Pour le père Ghelasie, le rituel est complet par la conjonction des réponses des parties dans une nouvelle réalité, iconique-eucharistique, de la rencontre, qui ne supprime pas la spécificité de ceux qui se rencontrent, mais qui ne se « consomme » non plus en simples termes relationnels. Encore une fois, on pourrait penser à une similitude avec la théologie du Saint Maxime qui exprime la même chose en termes dynamiques: la réponse/le geste rituel commun qui se constitue après l’interrelationnel, comme dit le Père Ghelasie, nous pousse à penser à ce que Maxime appelait l’état du siècle à venir (anticipé maximal dans la Liturgie). On y voit une stabilité mobile et une dynamique stable, un rapport de l’homme envers Dieu qui dépassera sans conteste les deux modalités actuelles du mouvement – passif et actif: «il n’y aura aucune existence qui porte et soit portée, ni de mouvement d’aucune chose trouvée dans la stabilité incontestable qui ait fixé une frontière à la mise en marche et au mouvement des choses qui sont portées et bougent» (Ambigua 53, Trad. voir pour cette dynamique antinomique Ambigua 170, 180).

[9] Il faut de nouveau remarquer que, par cette distinction, la Père Ghelasie ne parle pas dans l’esprit des stratifications gnostiques du cosmos. Pour lui, «supercosmique» signifie le niveau de la rencontre de l’amour de Dieu avec l’amour de la création, de la liturgie céleste avec celle d’origine terrestre. C’est ce commun, vu comme niveau intensifié, qui dans le texte de la Liturgie orthodoxe est appelé «le Saint, celui au-dessus des cieux et le spirituel par le sacrifice» de Dieu.

[10] Ce terme, sur lequel le Père Ghelasie revient avec insistance, ne peut engendrer des malentendus que dans le cas où on s’y cramponne, en restant dans une vision ontologique. Mais, comme on sait bien, dans le christianisme l’être est en même temps fait hypostatique, de manière qu’on n’a plus affaire à la rupture ontologique entre l’être et l’existence qui caractérise globalement les mystiques antiques, qu’il s’agisse des Orientaux ou des Grecs. Dans cette perspective, le terme de «parenté» se rapporte à l’image iconique que Dieu confère à la création et qui est ce trait de compatibilité onto-personnaliste entre celle-là et le Divin, sans l’intervention des êtres. La parenté est à la fois iconique et ontologique, ces deux notions étant inséparables.

[11] La distinction entre le Paradis et le Royaume des cieux est dans la lignée de la théologie patristique, lieu où cet intervalle dynamique est le corrélatif cosmique de l’élévation de l’homme de l’état d’image à celui de ressemblance avec Dieu. En termes rituels, pour le Père Ghelasie, le Paradis se trouvait plutôt sous le signe de la potentialité d’une rencontre, non-actualisée complètement, alors que le Royaume représente la non-cohabitation réciproque Divin-création.

[12] Evidemment, ce n’est pas dans le sens d’un conditionnement causal, mais d’une constitution ou d’une pré-structure eucharistique de la création faite à l’image de Dieu (voir la discussion de l’interview antérieure). L’ascétisme iconique consistera en ce cas dans un processus de restauration de cette constitution eucharistique par la transposition mystique du modèle rituel liturgique dans la dimension de l’intériorité, de la Proscomédie jusqu’à la Communion (voir ci-dessous).

[13] Le texte tout entier de la Proscomédie et de la Liturgie orthodoxe vient à l’appui de ces affirmations. Le pain bénit, qui pendant la Proscomédie a reçu la condition pré-eucharistique, se transforme pendant l’épiclèse en «pâte» de la Nouvelle Création réalisée raisonnablement et spirituellement par l’œuvre du Père, achevée par le Fils dans le Saint Esprit.

[14] Le Fils et l’Esprit conjuguent leur œuvre liturgique, dit le Père, de la même façon qu’Ils ont conjugué l’œuvre iconomique, en se promouvant et en se confessant réciproquement. L’Esprit se répand et s’offre comme eucharistie par le Fils, tandis que le Fils ouvre par l’eucharistie la voie vers la participation de l’Esprit Saint. D’autre part, il est à remarquer, comme le faisait Saint Maxime, la place centrale du Christ dans le discours du Père Ghelasie.

[15] On revient en montrant que Saint Maxime lui-même a souligné que la participation au rituel liturgique est assimilable à une ascèse dans laquelle la succession (akolouthia) des actes liturgiques est une représentation (typos) de ce qui se passe avec l’homme intérieur. Il dit encore, mais évidemment en d’autres termes, que la participation à la Liturgie opère une re-construction iconique-eucharistique de l’homme dans le sens d’une transformation intérieure successive dont on a développé les étapes ad extra par rapport au moments du rituel : «(le chrétien ne doit jamais manquer à la Sainte Liturgie) pour la grâce du Saint Esprit qui est invisible mais éternellement présente, et notamment surtout pendant la Sainte Liturgie. Cela transforme et change chaque personne présente, en la re-bâtissant (en la re-modelant) sous un aspect plus divin, conformément à ses qualités (metaplattousan epi to theioteron analogos heauto), et en l’élevant vers ce qu’on indique par les mystères qu’on accomplit... Le Saint Esprit active en l’homme la grâce du salut, indiquée par chacun des symboles divins (symbolon) qu’on dévoile, tout en le conduisant à son tour et dans un certain ordre (kath’ heirmon kai taxin) depuis les plus proches et jusqu’à leur fin». (apud Mystagogia XXIV, trad. du gr. Pr. D. Staniloae, E. I. B. M. B. O. R., Bucarest, pp. 39 e. s.; les soulignements appartiennent à G. M.). Il est à remarquer dans ce fragment la valeur de modèle formateur que Maxime attribue à l’œuvre liturgique du Saint Esprit (voir l’emploi du verbe «mettaplato – remodeler l’argile / la cire» qui a le même radical; «plasso, l’antique platto – créer», comme dans la Genèse 2,7) qui amène l’homme dans un état maximal de plasticité ontologique. En outre, Maxime voit – de même que le Père Ghelasie – ce remodelage conformément au célèbre principe de l’analogie (analogos heauto): Dieu recrée l’homme par analogie avec celui-ci, en respectant sa singularité, comme on notait dans l’interview antérieure.

[16] Comme j’ai dit dans l’interview antérieure, voilà le sens de «être capable» dont les textes liturgiques parlent: refaire sa condition eucharistique. Remarquons encore le fait que, malgré l’accent mis sur la préparation pré-eucharistique, le Père ne considère pas que refaire l’église intérieure (la constitution eucharistique) est un procès qui se développerait d’une façon autonome par rapport à l’Eucharistie proprement dite; en réalité, il reste toujours une transformation de type eucharistique dans lequel le fidèle, pain bénit vivant au début, avance graduellement sur la voie d’une proscomédie intérieure, par la communion continuelle dans l’Esprit de Christ, vers la condition pleinement eucharistique vécue en apothéose par la Communion. Il s’agit donc d’une synchronie mystique entre un rituel intérieur, accompli dans le temple du cœur et le rituel liturgique, d’une conjonction inséparable qui a pour fondement juste le «commun eucharistique» dont nous a parlé le Père jusqu’ici. L’accent est mis par le Père Ghelasie, d’une façon constante, et dans le plus authentique esprit orthodoxe, sur le fait que l’acte liturgique en est l’un de la participation; et la participation signifie réponse, signifie le amen des communautés des croyants, qui n’est pas un simple écho de l’appel divin, mais c’est la parole irréductible qui certifie l’acquisition de la condition eucharistique. Le Père insiste de nous rappeler que le rituel de l’Eglise de l’Orient s’accomplit dans l’espace d’une conformité de type eucharistique entre Mystère et croyant.

[17] Par extension, l’assertion du père vérifie une réalité universelle: toute expérience religieuse a une double dimension – mystique et rituelle – chacune représentant également des langages interférentiels dans lesquels on transpose les mêmes exigences et finalités de pratique religieuse; de cette manière, l’expérience mystique est l’équivalent d’une ritualisation intérieure, d’un remodelage de l’être par un continuel sacrifice intérieur et, réciproquement, – le rituel est le reflet, est la transposition ad extra, en termes gestuels, d’un itinéraire intérieur, et en même temps c’est le critère de validité pour l’expérience intérieure. Pour ces raisons interpréter – au cœur du christianisme – l’expérience ascetico-mystique des diverses écoles dans le langage rituel n’est pas du tout une démarche forcée. Ce que l’ascèse identifie comme étant des vertus est, en termes rituels, équivalent à un geste de dévotion. Il me semble tout à fait significatif que cet isomorphisme vertu-geste rituel que le Père Ghelasie énonce, est à même de dégrever la vertu de ses connotations moralisatrices en excès, et le geste rituel d’une certaine mécanique formaliste. Sous ces auspices, la vertu redevient le signe et la mesure capables d’assumer le rituel dans son sens fort, de modèle formateur de l’être humain.


Traduit de roumain par Sonia BERBINSCHI
Bucarest, 2005



(materiel publié dans la langue roumaine dans le volume „Părintele Ghelasie de la Frăsinei, Iconarul Iubirii dumnezeieşti” (Père Ghelasie de Frasinei, l’iconologue de l’amour divin, Éd. Platytera, Bucarest, 2004, pp. 94-111)


Copyright: Éd. Platytera.


La version roumaine (originaire).

La version anglaise.

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