duminică, 25 aprilie 2010

Dialogues «diogéniques» avec le Père Ghelasie (I): "Le dialogue iconique" (trad. par Sonia Berbinski)


(Interviews réalisées, adaptées et commentées par le doctorant en théologie Gabriel Memelis)


Gabriel Memelis: Mon pieux père Ghelasie, par la volonté de Dieu et avec votre permission nous commençons aujourd’hui ce dialogue enregistré – et j’espère que ce ne sera pas le dernier – ayant pour sujet divers thèmes d’envergure de votre pensée théologique. Comme je vous avouais avant de déclencher la bande de l’enregistreur, j’ai pensé à cette forme d’interview notamment pour deux raisons: la première, un peu subjective peut-être, est de conserver la marque spécifique de l’oralité de votre discours que je considère édifiant de plusieurs points de vue; la seconde, en fait étroitement corrélée à la première, est d’offrir une sorte d’antichambre d’accès à vos écrits que le lecteur – comme l’a démontré l’expérience triste à maintes reprises – ne peut aborder frontalement qu’avec beaucoup de peine, étant donné leur caractère atypique du point de vue stylistique et la grande concentration d’idées dans leur contenu. Tout en pensant à une question généreuse par laquelle on pourrait commencer, je m’arrêterais à celle-ci: si vous pouviez nous dire quelle est l’essence du discours de votre sainteté? Quel est le message que désireriez transmettre dans le contexte actuel de la théologie et de la philosophie?

Ghelasie Gheorghe: Mon cher Monsieur, le problème que vous soulevez doit être regardé dans une autre perspective. Tout d’abord, mes préoccupations concernant la mystique chrétienne sont dues au fait que j’ai choisi cette vie monacale. Je ne suis, ni ne veux être délibérément l’un de ceux qui considèrent qu’ils peuvent transmettre un message. Non. En revanche, dans ma vie commune de moine, j’écris des réflexions qui sont le résultat des relations avec les autres, dans un contexte général de spiritualité. C’est de là qui découlent des conclusions tirées premièrement pour moi-même. J’ai trouvé bon de les noter quelque part puisque quelqu’un pourrait s’en servir. On ne pose plus le problème, de nos jours, de nous consacrer entièrement à l’écriture. A présent les préoccupations intellectuelles sont habituelles, nous avons tous des préoccupations spirituelles. Ainsi, à notre tour, dans la vie monacale, nous avons ces préoccupations qui recouvrent également l’activité de l’écriture. Je considère que mes remarques, si elles présentent un intérêt quelconque, sont offertes à un cercle plus restreint de lecteurs, même si j’ai tenté d’en faire un peu de publicité autour. Cher Monsieur, je suis un moine comme tous les autres et tout ce que j’ai noté est le fruit du dialogue avec les autres, lequel je l’espère utile. C’est une manière propre de s’exprimer, un droit de n’importe qui, une actualisation de la propre réceptivité par rapport à la vie que nous menons ici, dans le monastère. C’est la raison pour laquelle je peux dire avoir un message particulier à transmettre, mais [je n’essaie pas qu’une] actualisation du message chrétien comme le dit le pieux Père Stăniloae dans le contexte général de la spiritualité contemporaine. Je ne suis pas le seul à avoir ces préoccupations, étant donné le fait que la plupart de ceux qui prennent l’habit et arrivent à présent dans le monastère sont des gens qui ont déjà des préoccupations de vie spirituelle et amènent tout un contexte spirituel général. Il me vient maintenant à l’esprit un épisode où un père qui, à la question sur les raisons qui l’amenaient au monastère, a donné une belle réponse: La Connaissance. Par conséquent, cette orientation vers le monastère vise la connaissance et ne doit pas être motivée par un simple choix.

G. M. Il me semble très important ce que vous venez de dire, à savoir que ce qui compte aujourd’hui, c’est l’actualisation de la théologie, nécessaire en fait à tous les contextes culturels...

G. G. Cher Monsieur, sachez que – dans les conditions d’une spiritualité très contradictoire comme celle qui se présente en ce moment – nous, les chrétiens, nous devons mettre en évidence premièrement notre manière [de penser] théologique et orthodoxe. C’est dans ce sens que notre spiritualité doit être orientée et avoir une véritable base théologique. Même si nous avions encore quelques tares dans la culture et l’éducation qui ne sont pas conformes au théologique [1], notre effort, justement, est de nous approprier et de nous harmoniser à ce [sens] théologique chrétien orthodoxe enseigné par les Saints Pères. J’ai essayé à mon tour, par mon discours, juste cet encadrement dans les repères de base du théologique des Saints Pères. Sans doute cela n’est-il pas facile; à part une connaissance détaillée et profonde du théologique, cela implique aussi la capacité de pénétrer et de s’intégrer dans ce théologique. Mais je suis parfaitement convaincu que, dans le contexte où on a affaire à toute sorte de gnoses mélangées à un syncrétisme occulte et magique, on a besoin d’une distinction claire, c’est-à-dire savoir en quoi consiste cette spécificité chrétienne que j’essaie de mettre en évidence.

G. M. Dans votre livre, mon père, vous accordez une grande valeur à votre propre vision concernant la tradition de l’hésychasme carpatique, fondée par l’anachorète Néophite. Cette vision ne peut être traitée comme une simple surcharge à la méthode philocalique, mais elle a sa propre spécificité qui consisterait dans un accent particulier mis sur la théologie de l’icône, sur un dialogue iconique entre Dieu et l’homme. Je vous prierais de détailler ces choses, en soulignant l’unicité de l’hésychasme carpatique comme vous l’appelez.

G. G. Mon cher Monsieur, le problème que vous posez – et que j’essaie de le faire moi-même – est lié à une expérience personnelle: en effet, j’ai connu une tradition monacale ayant un caractère, disons, autochtone, la tradition des ermites des Monts Apuseni, des quais de Râmet. J’y ai connu un ermite dont je suis devenu le fils spirituel et qui illustrait exactement cet ascète traditionnel. J’ai surpris dans cette spécificité quelques repères qui ont constitué pour moi une véritable révélation dans le sens de l’existence théologique chrétienne. Ce n’est pourtant pas le cas d’en faire un fait inédit que les gens pourraient supposer être quelque chose de particulier ou de séparé du théologique traditionnel des Saints Pères. Au contraire. La vie monacale de ces derniers, ainsi que celle des ermites de notre pays a conservé, malgré tout isolement, la fidélité envers notre esprit théologique chrétien orthodoxe, sans s’en détourner... Mais ce que j’essaie de souligner, c’est le fait que ce caractère autochtone a mis une certaine empreinte sur le fonds commun philocalique des Saints Pères. Mais pour concrétiser, que signifie, en fait ce fonds commun philocalique? Traduit en termes plus accessibles, la philocalie ne signifie pas que l’amour pour la beauté, mais elle est devenue – dans le sens de la mystique orthodoxe – le spirituel en soi. Le fonds commun de la Philocalie est la spiritualité chrétienne-orthodoxe qui ne peut être que la même, n’importe s’il reçoit le caractère sinaïque des ermites de Thébaïde, le caractère athonite de la spiritualité grecque ou le caractère slave. La mise en évidence que j’essaie d’entreprendre, ce caractère carpatique qui apparaît comme étant hors commun dans les yeux de quelques uns est en fait un aveu individuel de ce que pour moi a signifié une véritable révélation. Puisque, comme on le sait, quel que soit le fonds commun d’une réalité, l’empreinte du caractère compte énormément [2]. On a longuement parlé de l’influence que le caractère slave avait eue sur la vie monacale de Moldavie. On a encore de même parlé du caractère spécifique athonite des monastères de Moldavie. Moi, en revanche, j’ai trouvé dans la région d’Ardéal [3] cette tradition des ermites d’Apuseni qui se conduisent d’après la pratique des ermites du monastère de Râmet. J’y ai surpris un caractère spécifique différent par ailleurs, qui dénote juste la partie caractérielle autochtone en harmonie avec le fonds commun philocalique. Je souligne encore que ce fonds reste commun car il représente cette spiritualité transposée du Saint Esprit, empruntant pourtant des formes propres, individuelles. En ce sens, on peut dire que je me donne la peine de mettre en évidence une spécificité du monachisme de Roumanie, tout en lui donnant une sorte de forme et, en même temps, une distinction. Considérons par conséquent que c’est l’un de mes essais, une sorte d’avertissement à même de stimuler une éventuelle poursuite de la recherche. C’est l’enregistrement de ce qui a été passé sous silence, mais qui a, je crois, de l’importance pour le monachisme roumain. Il faut tout de même éviter l’extrême de croire que l’hésychasme carpatique est supérieur aux autres et qu’il apporterait quelque chose de plus, au sens d’une intervention par rapport au fonds philocalique commun. Tout reste, je répète, identique, sauf qu’il est transposé, vêtu de caractères spécifiques. Bien des ignorants s’accrochent pourtant à cette partie extérieure, aux vêtements, sans savoir à quoi je me réfère. Beaucoup encore se demandent en quoi consiste ce fonds commun philocalique. Il n’est pas différent de celui que nous connaissons à partir des livres des pères formant les douze volumes de la Philocalie, traduits par le père Staniloaie. Le fonds philocalique est l’aspiration de l’homme qui met un accent particulier sur le retour vers Dieu, en franchissant l’anormalité du péché. Mais c’est toujours dans les textes philocaliques qu’on voit la manière dans laquelle certains caractères prennent également contour:
– le caractère sinaïque insiste sur la reconstruction du dialogue entre l’homme et Dieu par un ascétisme, si on peut dire, en grande partie non-charnel. Ce n’est pas un ascétisme excessif ou extrémiste. Pourtant c’est dans ce cadre qu’on met la base directement sur la partie spirituelle, morale et sur le détachement de tout ce qui est charnel, matériel. C’est une ascèse sévère qui a pour but d’aboutir à une vie d’où le matériel soit presque effacé. Ce caractère est dû également à cet environnement désertique où la matérialité, la végétation n’existent presque pas. Le caractère sinaïque sera à ce moment très spiritualisé cherchant une âme presque pure. Tous les saints ermites, en commençant par Antonie, mettent l’accent sur la partie directement spirituelle;
– le caractère athonite accentue une sorte de métaphysique, de dialogue entre l’esprit et la partie corporelle, charnelle. Le christianisme y fait voir son apport particulier par le fait qu’il ne met pas en contradiction le corps et l’esprit, mais il affirme l’homme comme étant cette unification du corps et de l’esprit dans l’idéal du Christ Ressuscité Qui Est Monté aux cieux avec tout son corps;
– le caractère slave met en relief la partie souterraine, du péché qui cherche à se former une contrepartie de vie négative qui remplace la vraie vie, spirituelle. C’est comme une sorte d’anti-spiritualité qui fait que la spiritualité slave soit dominée par la lutte avec le démonisme, avec le non-spirituel;
– notre caractère carpatique apporte sa spécificité: elle est créée par l’environnement naturel particulier même, par la riche végétation... En outre, chez nous on n’a jamais posé le problème d’une rupture entre l’âme et le corps, d’un ascétisme sévère comme pour les sinaïtes, puisqu’on a pensé que le corps fait partie intégrante de notre existence. On n’a posé non plus le problème d’un drame comme dans le cas des Slaves, de la lutte acharnée avec les mauvais esprits.
Et dans ce cas, ce que je veux mettre en valeur, c’est un caractère que j’ai appelé iconique. Pourquoi iconique? Parce qu’on dit que les ermites des Monts Apuseni se désignent eux-mêmes comme iconologues. Ce n’est pas dans le sens qu’ils auraient été des peintres d’icônes (iconographes) mais parce qu’ils avaient une dévotion extraordinaire envers l’icône, tout en pratiquant une manière particulière de mystique de l’icône. Ils étaient de vrais porte-icônes, des porte-images iconiques, ce qui veut dire que leur modalité de mystique théologique chrétienne était concrétisée en ce sens.
Mais pour en venir à un langage commun, il faut voir l’acception qu’on donne à l’icône au sens théologique général et ensuite carpatique. On sait bien que les disputes iconoclastes, qui ont été si sanglantes, ont fini par fixer le sens théologique de l’icône. Il paraît pourtant que l’esprit iconoclaste se maintient encore à nos jours et un nombre très important de théologiens, plus intellectualistes, gardent une certaine réticence vis-à-vis de la mystique de l’icône. J’essaie, en ce sens, d’élargir même la mystique de l’icône où d’intégrer et mettre en vedette le caractère carpatique. Dans l’acception théologique commune, l’icône représente une modalité par laquelle le spirituel peut se «matérialiser», une sorte d’apparition du spirituel sous des formes, disons, corporel-matérielles, mais qui nous amènent à nous entraîner pourtant à passer à un spirituel d’esprit qui passe au-delà de la partie de la matérialité. D’après Saint Théodore Studite, nous ne prions pas l’image, mais nous nous tournons vers le visage représenté dans l’icône. Mais, voyez-vous, la mystique de l’icône pose des problèmes plus profonds, puisque l’icône est à la fois objet de culte et celui-ci signifie pour nous l’intégration au rituel liturgique. Ce rituel implique, à son tour, également une participation du charnel, du corporel, à la vie spirituelle. Puisque le corporel devient eucharistie, il participe d’une manière particulière à la vie spirituelle. Ce n’est plus un simple symbole, une simple modalité de passer à un spirituel d’esprit au-delà de la matérialité habituelle. En ce cas, le caractère iconique carpatique amène une accentuation spécifique: l’importance de l’icône n’est plus trouvée directement du seul côté du spirituel, l’icône n’étant plus uniquement une modalité de passer à une représentation au-delà du corporel, mais c’est la révélation d’un autre mystère. C’est-à-dire: comment ce spirituel peut-il pourtant prendre corps? Si on ne comprend pas cette chose et que l’icône n’ait pas perçu comme l’incarnation de l’esprit, on ne comprendra jamais non plus ce caractère iconique dont je veux parler. Au sens iconique carpatique, je réitère, tout le mystère n’est pas de passer du matériel au spirituel, du corps à l’esprit, mais, il faut le souligner, ce mystère est celui du passage du spirituel de l’esprit à une incarnation capable de prendre part au spirituel proprement dit. Si au sens commun, traditionnel du théologique athonite et des Saints Pères ce qui est charnel doit s’élever au spirituel, s’imprégner du spirituel, le caractère carpatique soutient que le spirituel imprégné de l’esprit ne s’élève pas à un niveau supérieur, ne s’isole pas et ne cherche pas à entraîner la partie corporelle, charnelle, matérielle pour l’élever au spirituel. C’est ce dernier qui devient une sorte d’incarnation encore plus évidente du spirituel, au point qu’à un moment donné la partie matérielle, corporelle devient une sainte demeure, un autel, même une sorte de pré-imagination eucharistique. De cette façon, la représentation proprement dite [picturale] d’incarnation devient une réalité vivante, juste dans cet état de représentation charnelle [4].

G. M. Vous esquissiez plus tôt une sorte de géographie spirituelle dans laquelle vous faisiez intégrer chaque transposition mystique. D’où provient, à votre avis, cette affinité de la spiritualité carpatique pour l’Incarnation et pour l’iconique dans la lumière de ce que vous aviez présenté jusqu’à présent?

G. G. Mon cher Monsieur, peut-être notre caractère spirituel autochtone est-il dû, comme je disais, à cet environnement géographique même, mais avant tout à une mémoire ancestrale. Chaque peuple s’est distingué justement par une sorte de mémoire des origines. Les peuples se sont différenciés du point de vue religieux par leur manière spécifique de conserver ces mémoires. Voilà par exemple le peuple juif a gardé des mémoires plus rapprochées de l’époque d’Adam et, probablement, c’est la raison pour laquelle il a été le peuple par lequel Dieu a pu préparer l’Incarnation du Christ. D’autres peuples ont gardé une mémoire plutôt spirituelle métaphysique, comme par exemples les Grecs. D’autres encore ont conservé un caractère plus rituel, etc. Ainsi, chaque nation s’est distinguée, après la chute d’Adam, par ces caractères spécifiques. Il semble alors que notre caractère traco-dace s’est concrétisé dans une spécificité où l’on garde ce mémoriel ancestral de paradis, conformément auquel l’âme et le corps sont moins en contradiction qu’ils ne complètent plutôt l’idéal d’être dans une union participative presque égale, comme l’affirment en fait les Saints Pères. Aussi semble-t-il, chez nous le christianisme a pris si facilement et si rapidement. Le caractère spirituel traco-dace a été une sorte de consécration du fonds ancestral que notre peuple possédait déjà, un fonds conforme grosso modo à l’idée du christianisme: l’Incarnation de Dieu. Le caractère christique représente juste cette Incarnation du divin, idéal présent dans la mémoire ancestrale traco-dace pour laquelle, comme on a vu, il y avait une unité entre l’âme et le corps. C’est pour cela que le caractère chrétien a pris chez nous à merveille, il a été comme chez lui et a stimulé notre spécificité spirituelle dans la direction de l’iconique dont je parle. L’iconique est exactement cette modalité par laquelle l’Incarnation ne contredit pas l’âme, mais c’est le mystère dans lequel le spirituel, cet au-delà du plan visible, devient visible, accessible, le visible qui participe à l’invisible. Si, au sens athonite, le visible doit nécessairement participer [par l’élévation et d’une certaine façon par la négation de soi] aux choses invisibles, c’est-à-dire au spirituel, au sens carpatique, l’iconique ne signifie pas l’élévation du visible à l’invisible, mais une sorte de descente mystérieuse de la sacralité de l’invisible dans le visible, dans la création, ainsi que, à un moment donné, l’icône devient une sorte de pré-imagination eucharistique dans laquelle se montre justement ce mystère de la transformation de l’invisible en corps pour la communion. Pour la spécificité carpatique donc, l’icône n’est une simple représentation, ni uniquement une modalité de passer du visible à l’invisible, du charnel à l’esprit. Il est autre chose; c’est exactement ce mystère où le Divin devient corps et devient communion, ce qui facilite ainsi la communication. La valeur de la communion n’est pas celle de nous imprégner de l’esprit, mais elle consiste dans le fait de faire descendre ce spirituel dans un concret à voir, le nôtre, que nous pouvons purement et simplement consommer et qui devient partie intégrante, la constitution même de notre existence entière, comme âme, corps et esprit [5].

G. M. Pourrait-on laisser croire que cet invisible qui descend dans le visible resterait au même niveau que le visible?

G. G. Non, Monsieur, non! Parce que c’est là justement où apparaît la différence claire entre la mystique iconique carpatique et la mystique iconique athonite. Il y a vraiment cette crainte que l’invisible ou le spirituel, par le fait qu’il « entre » en quelque chose de visible, puisses se perdre et même s’absorber, qu’il se dévalorise. Mais, et en voilà la beauté, cette descente de l’invisible ou de l’esprit dans le corporel iconique réalise quelque chose de merveilleux: si, au sens athonite, l’iconique se dirige vers la Transfiguration où l’ordinaire, la représentation charnelle doit nécessairement passer à la lumière transfigurative, pleine de grâce sur la Montagne de Tabor où l’image habituelle du Christ s’avère être en fait l’image de Dieu qui S’offre à la contemplation, dans l’iconique carpatique le chemin va, d’une certaine façon, à l’inverse. On sait que la preuve de l’authenticité d’un icône athonite est d’y voir la lumière transfigurative taborique au-delà de la représentation proprement dite (et en ce sens Saint Siméon le Nouveau Théologien et Saint Grégoire Plamas sont représentatifs). Ainsi, l’icône n’a pas de valeur [doxologique]. Le visible doit être regardé nécessairement dans la transfiguration christique de devenir en Dieu qui donne à l’icône une valeur en soi, spirituelle. De cette façon, la fonction de l’icône « se réduit » au simple passage de la représentation obligatoirement visible à la transfiguration douée de grâce de la Transfiguration. La modalité carpatique de l’iconique apporte pourtant une précision supplémentaire qui ne contredit, en fait, le transfiguratif athonite, c’est-à-dire il ne part pas du visible, mais de l’invisible [présent déjà dans le visible] sans plus mettre en doute la lumière taborique. Si dans le caractère athonite on part de la dissimulation de la lumière taborique pour arriver à l’apercevoir, dans notre sens carpatique on part de la lumière taborique qui fait l’acte extraordinaire de s’incarner aussi dans « quelque chose » d’apparent, tout en devenant iconique. Si dans l’icône de modalité athonite la lumière douée de grâce est dissimulée et que, en partant de l’icône, il faille y aboutir, dans l’iconique carpatique, la lumière taborique ne se cache plus dans la matérialisation de la représentation. Dans la modalité carpatique l’icône se charge de quelque chose de particulier, d’une super-sacralité. Pourquoi super-sacralité? Parce que l’iconique, au sens carpatique, veut montrer par cette super-sacralité que la lumière taborique entre d’une manière particulière dans la représentation iconique visible où elle se réserve une sorte de demeure, d’autel individuel, descend et entre dans cette matérialité, dans ce corporel, dans le charnel. Mais elle ne se résorbe dans la matérialité pour se dévaloriser, comme vous aviez suggéré, mais c’est un mystère dans lequel, à un moment donné, se produit une mise en évidence directe, égale et réciproque des deux choses. Dans l’iconique athonite, par contre, il n’y a de représentation égale des deux parties puisque le charnel doit être jeté dans l’ombre du transfiguratif taborique de la lumière-grâce. Ainsi, à un moment donné, le charnel passe directement d’une certaine façon dans l’esprit. Mais dans l’iconique carpatique, on constate une espèce d’aspiration au mémoriel ancestral, paradisiaque, où le charnel et le spirituel, le Divin et sa création se trouvent l’un devant l’autre, ne s’excluant plus réciproquement, mais se regardant en même temps [6].

G. M. Je vous demanderais pourtant s’il ne vous semble que la modalité iconique athonite conserve le message même de la Résurrection et de l’Ascension, qui consiste justement dans «l’estompage» du Christ, en tant que présence physique, dans la lumière?

G. G. Parfaitement faux ! Ne parlons plus de l’estompage du Christ dans la lumière.

G. M. Peut-être le mot a-t-il été un peu fort. Je me référais à une transfiguration, à une irruption de la lumière.

G. G. Il faut dire que la théologie chrétienne a dû faire face au contexte spirituel de l’époque respective. Aussi, la pensée chrétienne, dominée par la métaphysique et par une pensée où le spirituel est considéré l’essence du Divin [7]. Mais les Saints Pères ont beaucoup insisté sur l’idée que le Divin devient une sorte de colocataire presque égal au matériel, au charnel, car cet aspect aussi est l’œuvre de Dieu et non pas un simple produit, comme dans la métaphysique hellénique conformément à laquelle la matérialité, le charnel représentent une prison et un assombrissement du spirituel et, par conséquent, il doit être nécessairement spiritualisé.
Au sens iconique carpatique, la valeur du Christ Ressuscité ne consiste pas dans le fait qu’il aurait transfiguré le corporel dans une sorte de spiritualité, une sorte d’esprit saint. Par contre, et c’est ce qui est très intéressant, le Christ fait un miracle hors commun, en laissant voir qu le spirituel, la Déification peuvent descendre de telle sorte qu’Elles puissent y participer à côté du charnel dans la même mesure. Et ce n’est pas tout, car le Divin et le charnel se trouvent l’un devant l’autre dans une égale proportion de présence simultanée. Ce n’est pas dans le sens que la présence du spirituel doit estomper le charnel au point que ce dernier ne s’aperçoive plus, soit absorbé par le spirituel. Mais dans le sens inverse non plus, c’est-à-dire faire que le spirituel ne s’observe plus derrière le matériel et le corporel. C’est là qu’on voit la beauté, dans ce fait que ce surnaturel ou super-naturel iconique fait que le Divin reste Divin en soi, que le spirituel reste spirituel, que le charnel reste charnel, mais qu’on voie les deux à la fois et que l’un participe à l’autre dans une mesure égale, sans se contredire, «en se transfigurant» l’un dans l’autre en même temps. Mais, d’autre part, pour l’esprit athonite la transfiguration est unilatérale, non simultanée des deux côtés. La perception athonite demeure celle que le Christ n’a plus été perçu à un moment donné comme un corps habituel, mais uniquement comme lumière douée de grâce, comme une absorption du corporel dans cette lumière. Dans la spiritualité carpatique, par contre, on ne parle d’aucune absorption, mais d’une cohabitation sans mélange, sans qu’aucune partie ne fasse l’ombre à l’autre [8].

G. M. En ce sens, vous expliquez aussi le fait qu’à la Cène d’Emaüs, le Christ s’est rendu invisible juste au moment de rompre le pain? Au moment de la présence eucharistique, le Christ se rend invisible?

G. G. Oui, parce que le visible est déjà eucharistique. Il y a des gens qui considèrent un peu trop audacieuse mon affirmation qu’au sens carpatique de la présence simultanée et en égale mesure du tranfiguratif taborique chargé de grâce et du corps de l’Incarnation, l’icône est en fait une représentation d’une image eucharistique. Si chez les catholiques on a concrétisé une sorte de mystique de l’eucharistie en soi, en tant qu’élément de vénération de l’hostie, nous parlons d’une mystique à caractère prégnant eucharistique, ce qui est tout à fait autre chose. Ce caractère s’actualise sur un fonds mémoriel ancestral thraco-dace dans lequel le Divin et sa création peuvent coexister simultanément justement de cette manière surnaturelle, l’image eucharistique. Cette manière d’aborder l’icône est plus proche du message de l’Incarnation qui n’est autre que celui que le Divin peut aussi devenir corps, que le Christ le Divin, le Fils de Dieu descend chez nous et existe en même temps et en «égalité» avec le corps. Par conséquent, notre liturgie se distingue, de même, de la modalité protestante qui fait de l’eucharistie une sorte d’iconique symboliste. Les catholiques conservent quelque chose de la mystique eucharistique, mais pour nous, les orthodoxes, l’eucharistie ne produit pas une transfiguration automatique [dans le sens que] j’ai reçu le Pain et le Vin et je me dirige nécessairement vers quelque chose de plus spirituel. La Sainte Eucharistie est, en fait, la matérialité déifiée. On n’y pose plus le problème d’une transcendance métaphysique, d’une séparation et d’un passage au-delà. Non. Mais [dans l’Eucharistie] on trouve déjà la cohabitation, la réunion inséparable où le Divin et le corporel sont dans une unité pure et inséparable, en «égalité» en même temps.
Il semble, par conséquent, que c’est en cela que consisterait l’avenir de notre théologie chrétienne dans une actualisation active qui éveille en particulier le sentiment de l’eucharistie liturgique. Les catholiques ont à leur tour la même intention, mais ils font à mon avis en tant que prêtre, une grande erreur: une sorte de descente dans laquelle, à leur avis, tous devraient communier. D’un côté, ils font preuve de l’intuition juste du fait que l’intégration dans ce liturgique iconique et eucharistique est une résurrection de la vie, mais, d’autre côté, ils ne tiennent pas compte du fait que les gens sont à tel point dépourvus d’expérience qu’à un moment donné on voit se produire une sorte de dévalorisation, pour ne pas dire diffamation même de la communion. Ce qui est de la source de l’esprit ne peut être contenu dans un vase qui n’a pas été nettoyé avant. En revanche, nous, les orthodoxes, nous accordons une attention toute particulière à l’aspect rituel. On peut dire que l’essence du christianisme, notamment de la vie chrétienne, est le rituel liturgique. Pour quelle raison? Parce qu’on pose justement le problème de la réactualisation de l’image iconique eucharistique. Dans ce sens, ce n’est pas l’acte de la communion en soi qui est important, ni le passage direct à la communion avec la Sainte Eucharistie, bien qu’il en soit, sans conteste, le couronnement. Le plus important est d’entrer à son tour, en tant que récepteur, dans le processus de métamorphose eucharistique. Rappelons-nous l’épiclèse par laquelle nous prions ainsi: «Seigneur, envoyez votre Saint Esprit sur nous et sur ces Saints Sacrements».

G. M. Il s’agit donc d’une métamorphose eucharistique de toute la communauté...

G. G. Pas seulement, car nous-mêmes devons devenir condition eucharistique [9] pour pouvoir recevoir l’Eucharistie. Nous demandons tout d’abord dans Notre Sainte Liturgie d’acquérir une [constitution] eucharistique, iconique, pour pouvoir recevoir la communion. Dans la religion catholique, cette condition de récepteur-receveur de la communion a moins d’importance. On y passe directement à l’acte de communion. Chez nous, on attache une grande importance à la participation à la Sainte Liturgie, au rituel liturgique qui signifie notre préparation en vue de regagner la condition eucharistique. C’est bien après qu’intervient le couronnement véritable – union avec le Divin qui accepte de descendre sans intermédiaire dans notre être. C’est ce qui justifie mes convictions que le sens de l’iconique carpatique n’est pas le passage du matériel au spirituel, à l’esprit, mais, d’une certaine façon, c’est l’inverse, c’est-à-dire le passage de l’esprit au matériel [10]. Il ne s’agit pas de trouver dans ce que je dis quelque invention que ce soit. Je ne fais que mettre en valeur un fonds unique qui, en essence, est identique à la lumière taborique afin de mettre en évidence le Divin, pour que le Christ fasse vraiment preuve d’être le Fils de Dieu et non pas un simple sage, comme disent diverses voix. Mais sur ce fonds, il apparaît en même temps le besoin de la démonstration du miracle par lequel la Divinité puisse descendre sur l’image de l’homme en chair et en os. L’accent mis unilatéralement sur l’aspect athonite peut nous mener à un métaphysique forcé qui nous fasse croire que tout doit être absorbé dans l’esprit ou que, comme vous l’aviez suggéré peu avant, le corps ressuscité en Christ ou en Eucharistie puisse passer à un moment donné dans une sorte d’abstractionnisme, de symbolisme. En fait, le corporel ne se déifie pas, mais il est élevé uniquement à un niveau enrichi [11].
Pour conclure, disons que l’iconique carpatique amène l’affirmation du fait qu’il n’y a plus de contradiction ou de différence entre l’esprit et le corps. Ces deux notions doivent être considérées simultanément. C’est pour cela que l’iconique comporte une double hypostase. Dans la spécificité athonite, il y a une hypostase unique où la matérialisation doit être élevée à la partie douée de grâce, de lumière taborique. Dans l’iconique carpatique, en revanche, on retrouve à la fois tant la lumière taborique que le corporel. C’est une double transfiguration, pour ainsi dire, une double hypostase. Si on comprend cela, on peut faire de graves confusions.

G. M. Pour passer maintenant à un autre aspect, il y a beaucoup de lecteurs désireux de vous lire, qui ont de grandes difficultés quant à l’approche de votre langage qui semble un peu compliqué. Je veux vous demander si ce que vous essayiez, c’était la mise en valeur de la caractéristique iconique du langage lui-même?

G. G. La mystique est analogique à la poésie, à la peinture, à l’art en général, au sens propre du mot. Raison pour laquelle instinctivement, peut-être, j’essaie d’employer, dans mes discours, un langage vraiment iconique. Mais, pour laisser comprendre ce que le langage signifie, il faut revenir sur ce que j’avais dit peu avant à l’égard de l’iconique carpatique, bien différent de l’iconique athonite, métaphysique, à l’intérieur duquel on cherche le spirituel au-delà du matériel. Je répète que dans l’iconique carpatique, le spirituel et le matériel, le Divin et le corporel peuvent coexister dans une participation réciproque. Aussi mon langage cherche-t-il à se conformer à ce caractère iconique. Cela peut laisser l’impression que je me sers d’un langage hétérogène, constitué de mots à sens ambigu dont on ne sait lequel choisir: la partie commune ou la partie spirituelle? Dans le langage iconique, les deux sens doivent être considérés simultanément, comme dans une communication par des gestes: le langage doit comprendre cette double acception: du spirituel, du divin et du commun placé l’un devant l’autre, à égale distance. Certainement, je n’ai pas la prétention que ce langage soit accepté par tous, mais, pour l’instant, c’est ma manière d’écrire.

G. M. Vous utilisiez même, à un moment donné, le terme de « super-langage ». Son introduction, soit-elle le signe d’une volonté de transgresser certains cadres conceptuels propres à la philosophie grecque, le désir de vous émanciper d’un langage métaphysique?

G. G. Pas du tout. Je n’essaie pas de me détacher de la terminologie grecque d’une façon ostentatoire, comme s’il y avait un antagonisme entre deux langages. Sans compter le fait que le langage grec est spécifique à cette manière de penser précise. On ne peut se passer de sa validité ni affirmer que le langage iconique et la langue grecque sont réciproquement exclusifs. Le langage iconique y trouve justement sa beauté. Il conserve en même temps le langage commun sans le contredire ou l’assimiler. Le langage métaphysique grec insiste sur le passage de la partie représentative charnelle, matérielle, commune, à la partie spirituelle. Il est ainsi l’illustration d’une modalité de connaissance rationnelle qui signifie le passage vers un «excès d’intellect». Si dans le langage iconique l’intellect, la raison ne sont pas exclus, il doit pourtant être pris en considération simultanément avec l’autre partie, celle d’une représentation objective, formelle [12].

G. M. En conclusion, si j’ai bien compris, Vous soutenez la réalisation d’un rapprochement des deux aspects et leur réconciliation à un niveau supérieur...

G. G. C’est exactement la traduction de «iconique».

G. M. Je vous proposerais de continuer notre dialogue par la discussion d’un syntagme qui apparaît souvent dans Vos écrits, à savoir celui de «dialogue existentiel». Ce qui surprend, c’est surtout le fait que vous définissez l’être, l’existence de la création comme un «divin de création».

G. G. Divin avec «d» minuscule...

G. M. Oui. Ce divin de création, comme vous l’appelez, se trouve face à face avec l’existence divine proprement dite, dans une sorte d’autonomie, pour ainsi dire. Vous mettez en ce sens un grand accent sur le dialogue homme-Dieu, jugé comme deux existences complètes, parfaites. Ne serait-il peut-être une dépréciation du dialogue lui-même par l’intermédiaire des énergies non-crées? Je vous prierais d’éclairer cet aspect.

G. G. Voilà le mérite d’avoir insisté sur le caractère iconique. Dans mes préoccupations sur la mystique, j’ai essayé d’élargir et de construire un support spirituel théologique à ce caractère carpatique dont je parle. Dans ce cadre, j’insiste sur le fait que, étant créés à l’image et ressemblance de Dieu, nous avons reçu encore une existence propre, de nature créée. Il est bien connu que le discours métaphysique de la philosophie antique considérait que la création est juste la manifestation de Dieu, une dérivation directe de Lui: L’Etre divin même se manifestait dans des principes spirituels, ensuite dans des structurations pour que, ultérieurement, tout se résorbe de nouveau dans l’Etre. Au sens chrétien du terme, Dieu crée une réalité de création à laquelle il fait encore don d’une certaine «autonomie» [13] au cas contraire on ne pourrait réaliser le dialogue de réponse dû à Dieu. C’est dans cette soi-dite autonomie que se fonde notre liberté complète. Pour ce fait, je mets l’accent exactement sur cet idéal, où l’être créé se trouve juste devant l’être divin [14], le créé avec le non-créé, le spirituel avec le corporel. Si dans la pensée métaphysique antique il y a une dualité des contraires, au sens iconique une telle contrariété disparaît et la dualité devient affirmatif-dialogale. Vous comprenez? Je ne voudrais être autrement interprété... On sait que dans la théologie chrétienne on a une peur terrible, à vrai dire, du danger panthéiste de l’entrée de l’être créé dans l’Etre divin. Je ne pose pas le problème de cette entrée puisque l’Etre divin est au-delà de l’accessibilité. En tant qu’êtres créés, nous ne pouvons pas participer directement aux particularités de l’Etre divin car, autrement, cela signifierait être de la même nature que l’Etre divin. Mais je pose le problème d’un dialogue entre les deux êtres. L’Etre divin, dans le christianisme, n’est pas conçu d’après le modèle existentialiste de la philosophie grecque. C’est une image super-iconique, pour ainsi dire, mais qui, par l’incarnation christique, fait une descente et devient, paradoxalement, accessible par les énergies divines remplies de grâce. La Déification inaccessible peut ainsi se décharger aussi dans l’image de la création. On peut parler alors d’une participation existentielle de la création à l’Etre de Dieu qui reste, en même temps, au-delà de l’accessibilité. Quand je parle d’une mystique de l’existence, je ne pense pas à une mystique de l’Etre divin, mais de l’être créé. Par cette distinction, je me délimite des [pseudo-]mystiques actuelles occultes, dans lesquelles on parle surtout d’un aspect énergétique. Dans un livre auquel je travaille encore, je veux concrétiser une sorte d’anthropologie chrétienne concernant la pensée du Saint Grégoire Palamas. Comme ce dernier l’a montré, dans l’esprit de la théologie tout entière avant lui, l’Etre de Dieu est tri-personnel en même temps, mais aussi « transposé » dans des énergies non-créées. J’essaie alors la configuration d’une anthropologie chrétienne dans laquelle l’homme est vu comme étant créé, ayant ses énergies de création comme image et ressemblance d’aspect.
Par rapport au modèle anthropologique antique dans lequel on a désiré faire une configuration métaphysique de l’homme, là où l’on parlait du côté matériel et spirituel de celui-ci, de l’esprit et de la chair, dans le langage iconique j’essaie de réaliser une sorte d’anthropologie iconique par laquelle, en prenant évidemment des bases bibliques, j’attribue également à la création cette catégorie d’être créé, ayant des énergies créées sans s’écarter des limites de la théologie chrétienne. Il ne s’agit pas de quelque chose de nouveau, mais d’un élargissement à partir des Saints Pères, tout en mettant en évidence, de plus, notre spécificité carpatique. Si cela a une valeur théologique, je ne peux pas encore le dire à cet instant. Mais je sais qu’il est nécessaire d’encadrer la spécificité carpatique dans le théologique et dans le philocalique chrétien sans porter atteinte à ce fonds commun philocalique. J’essaie, de même, d’introduire le théologique dans la culture... Je prie, en ce sens, en particulier les théologiens d’attirer mon attention s’ils y remarquent des fautes.

G. M. Cependant, l’approche de vos écrits, mon Père, suppose un changement de paradigme, de pensée théologique...

G. G. Non, ne dites pas ça ! C’est tout à fait faux. Il ne s’agit pas de changement de manière de penser.

G. M. Je me rapportais à ce positionnement dans la pensée iconique...

G. G. Mon cher Monsieur, vous avez raison, à moins qu’on précise clairement qu’il s’agit d’une pensée iconique. Puisque, comme je l’ai déjà dit, je n’exclue pas le langage et la pensée commune, mais je fais tout pour pouvoir parler d’un langage « double » et non pas d’un langage exclusiviste. Dans le christianisme, il faut renoncer à concevoir la Divinité et la création comme étant deux entités séparées, incompatibles. Si Dieu a assumé le niveau de la création, en ce cas on peut parler d’un écoulement du langage divin dans une sorte de moule du langage de la création. Cela a permis à Saint Denys l’Aréopagite de parler de certaines dénominations de grâce divine dans certaines formes de création. Il est parfaitement vrai que, d’une part, nous attachons des noms et des qualités au Divin conformément à l’ordre de la création. Mais, en même temps, nous procédons à des dénominations tout en nous appuyant également sur des modèles de la grâce divine que nous détenons en nous-mêmes comme essence et modalité de perception. Aussi, le discours sur la présence de Dieu dans le christianisme n’est pas purement et simplement analogique, mais il est produit dans un langage soi-dit «de création». Il faut comprendre par cela une sorte de «langage théologique» de l’image de la création, de la nature de la création. Nous, en tant qu’image et ressemblance de Dieu, nous portons en nous l’empreinte et les modèles de la grâce divine. Nous sommes, par la création, des êtres théologiques portant l’image de Dieu en nous; mes ces modèles / images divines que nous possédons, nous les multiplions et lorsque nous le faisons, nous donnons aussi de nous-mêmes. Puisque, si nous ne les personnalisons pas, cela signifierait que nous n’assumons pas en fait la responsabilité, que nous ne sommes autre chose que des imitations [de l’image divine]. Voilà, par conséquent, qu’on peut parler d’une théologie de notre réponse par rapport au théologique divin [15].

G. M. En d’autres mots, Dieu lui-même pourrait recevoir quelque chose de nous...

G. G. Dieu nous connaît, mais Il veut recevoir quelque chose qui nous est propre. Eh bien, ce théologique de notre propre réponse m’intéresserait, moi. On n’a pas encore posé ce problème...

G. M. Pour rendre acceptable une assertion comme la Vôtre même à des théologiens très rigoureux, on devrait croire que l’humain, plus précisément le visage et l’aspect humain ont été assumé par le Fils sinon depuis la nuit des temps, au moins avant l’acte proprement dit de la cosmo-anthropogenèse. Dans l’un de Vos écrits, vous dites en ce sens que «à un certain moment, avant les temps, le Fils se montre au Père en prenant l’aspect humain». Croyez-vous donc qu’il puisse s’agir de l’humanité assumée par le Fils, au niveau même de la théologie et non seulement de l’iconomie.

G. G. En effet, j’essaie de faire une sorte de «métaphysique» chrétienne où j’insiste beaucoup sur l’image du Christ, pré-création, et où je parle de ce Livre de la Vie où le Fils a déjà inscrit toutes les images de création qu’il concrétise après, qu’il transpose dans un acte pour qu’ultérieurement on réalise la réponse dans le même sens. Par conséquent, c‘est ici une question beaucoup plus profonde, qui doit être débattue sous une autre forme...
On peut parler, d’une certaine manière, du fait d’assumer l’aspect humain dans l’image même du Christ (pré-création). Pourquoi? Parce que l’homme, comme j’ai écrit dans ma «Mini-dogmatique», est un destin de création propre, mais il est aussi destin microcosmique, cosmique et super-cosmique. En ce sens, l’image de l’homme est aussi l’image de l’union de la création tout entière; plus encore, l’image de l’homme est celle par laquelle le Christ s’incarne. Cela signifie, par conséquent, que l’image de l’homme doit aussi être celle du Christ comme modèle en soi. Nous avons, en guise d’image comme création, l’image même de l’incarnation du Fils. [16] Le mystère est là, car on n’a pas une image quelconque, mais l’une déjà d’origine transcendantale, disons. C’est toujours là que se fonde la vocation iconique de l’homme. C’est pourquoi on dit que l’image de l’homme est iconique. Je ne la considère une image quelconque; ni les anges ni la nature non plus n’ont une image iconique, mais l’homme uniquement. Voilà en fait le sens de la parabole où Lucifer, l’ange déchu, ne veut pas comprendre que c’est uniquement par l’Incarnation qu’on réalise, en fait, la création.

G. M Je me permets de garder pourtant mon opinion que la compréhension de Votre discours présuppose un audacieux pas en avant, un dépassement de schématismes de la pensée...

G. G. Je n’irai pas si loin, puisqu’on peut voir apparaître toutes sortes de suspicions. J’estime que je ne réalise en fait qu’une actualisation, et l’actualisation signifie toujours une remise à jour d’un fonds qui est, essentiellement, le même. Seul «l’habit» de l’actualisation est nouveau pour le simple fait que chacun a son cachet. J’aime cette affirmation, à savoir qu’il n’y a aucune évolution dans la théologie, mais une permanente actualisation (insertion) dans un présent toujours nouveau, qui ne fait autre chose que de mettre en évidence quelque chose qui est déjà plein. Cette plénitude doit être vécue par chacun de nous et doit être répandue en nous-mêmes, par une réponse individuelle. Ce qui ne signifie que nous y ajoutons quoi que ce soit, mais que nous actualisons seulement cette plénitude dans notre propre réponse.

G. M. Enfin, je voudrais vous demander comment on pourrait, individuellement, acquérir concrètement ce mode de vie iconique de l’existence?

G. G. Il semble vraiment que cette modalité iconique, transposée au niveau du vécu mystique, pourrait ressusciter notre vie spirituelle Vers notre grand malheur pourtant, nous sommes presque détruits tant sur le plan spirituel que sur le plan corporel. Je ne crois plus qu’à présent soit encore visible une élévation spirituelle dans le genre de celle qui existait jadis. On ne peut plus demander à l’homme contemporain de faire des efforts spirituels ou ascético-corporels inouïs. Mais cette modalité iconique que je représente implique plutôt un sentiment liturgique de l’iconique d’image eucharistique à même de refaire les capacités de l’homme. Actuellement on ne peut plus demander aux gens des choses spirituellement pures, puisqu’ils ne peuvent plus en offrir; on ne peut plus lui demander trop sur le plan matériel-corporel non plus, là où on retrouve une tare presque égale. Qu’est-ce qu’il reste à faire en ce cas? Il nous faut sans doute une modalité pratique par l’intermédiaire de laquelle l’on puisse refaire les deux aspects. Autrefois on pouvait refaire le charnel et le spirituel et réciproquement. C’est-à-dire, métaphoriquement parlant, même si on avait perdu une jambe, il restait au moins l’autre; même si on était infirme d’un bras, on se contentait d’avoir encore l’autre. Mais nous, nous sommes dans la situation de ne pas avoir de main et de jambe. Nous sommes complètement infirmes. Et alors, que faire? Il faut trouver une autre modalité qui nous rende les jambes et les mains. C’est d’ailleurs ce que fait le rituel iconique qui nous rend la condition de la normalité. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il faut connaître cette pratique iconique, qui ne nous demande même pas un trop gros effort mental, mais qui nous introduit dans une sacralité qui nous rend la condition de la normalité. Par ce fait, la pratique iconique est, je pense, plus accessible à l’homme. [17]
J’ai aimé, par exemple, le dialogue des jeunes avec le Père Théophile Paraianu, publié aux Editions Byzantines, où l’on remarque que les jeunes d’aujourd’hui ont une soif ardente de se rapprocher de la Divinité. Il est vrai, mais comment les encourage-t-on à se rapprocher de Dieu? Les jeunes de nos jours n’ont plus de capacités spirituelles inédites, ni de forces biologiques trop importantes. Et dans ce cas il faut les inciter tout d’abord à s’approprier la sacralité de l’Eglise qui est une image iconique. L’Eglise est justement l’image iconique où le mystère de l’autel et de la nef, le mystère du divin et de la création, le mystère de l’âme et du corps coexiste. C’est pourquoi l’intégration des jeunes dans ce mystère de l’Eglise, du rituel liturgique est son unique salut et, en même temps, la modalité la plus efficace par laquelle les jeunes peuvent trouver Dieu et par laquelle la théologie peut ressusciter la jeunesse. Cette théologie mystique iconique n’en est pas une intellectualiste, mais une forme liturgique de l’Eglise et de notre rituel chrétien. Il ne s’agit non plue d’une mystique méditative occulte et magique, du genre yoga. Bref, la pratique iconique est l’image de l’Eglise, l’image liturgique eucharistique du Christ.

G. M. Nous vous remercions d’avoir eu l’amabilité de nous accorder cette interview et nous avons l’espoir qu’elle sera utile tant aux théologiens, qu’à la jeune génération.

G. G. Je vous prie encore une fois, de tout mon cœur de ne pas être suspicieux, parce que ce que je fais, n’est qu’une préoccupation personnelle qui peut être, je pense, utile aux autres. Je ne veux pas nécessairement montrer que je fais quelque chose de nouveaux et je reconnais être soumis aux erreurs. Par conséquent, au cas où vous trouviez quelque chose de faux, je vous prie même de me corriger par les mots du Psaume «Le juste va me juger avec pitié et il m’admonestera». Puisque celui qui cherche, il arrivera sans doute à faire des fautes, mais on trouve l’espoir dans les parole du Christ qui a dit: «Cherchez et vous trouverez, frappez et on vous ouvrira»

G. M. Nous vous remercions encore une fois.

Le Saint Monastère de Frasinei, le 12 août 1997



Notes:

[1] En dépit de l’avis de certains gens, très rigoureux, qui pourraient provoquer un scandale, j’ai transcris à bon escient et intentionnellement cette licence grammaticale de la substantivation de l’adjectif, fréquente dans le discours et l’écriture du Père afin de garder, à vrai dire, la saveur de son oralité.

[2] La revendication d’une spécificité carpatique de la mystique chrétienne n’a pas l’origine, chez le Père Ghelasie, dans une sorte d’orgueil nationaliste enflammé d’une manière ridicule et orné d’idées pseudo-mystiques. C’est une accusation injuste qui a déterminé beaucoup de détracteurs du Père à le placer dans la catégorie des personnages comme Pavel Corut ou Ion Tugui, représentants d’une véritable hystérie nationalisto-mystique qui n’a rien à faire avec la théologie chrétienne. Tout au contraire. Le Père Ghelasie ne fait autre chose qu’appliquer, dans le cas de la mystique, la règle d’or de l’ontologie de la personne chrétienne – l’être commun subsiste, hypostasié, dans des personnes, sans connaître de fragmentation. Ainsi, la spiritualité philocalique (ou la spiritualité chrétienne-othodoxe) ne doit pas être conçue comme un monolithe idéologique, mais elle peut être hypostasiée, peut recevoir une forme et une dominante autochtone, sans pour autant en perdre l’unité et la valeur. En outre, il ne s’agit pas d’une simple particularisation culturelle et historique d’un modèle d’ascèse transculturel puisque – souligne le Père plus loin – chacune des spiritualités énumérées (égyptienne, sinaïque, athonite, carpatique) met l’accent sur l’un des aspects d’une doctrine commune, à savoir la doctrine chrétienne-autochtone.

[3] Région au Nord de la Roumanie.

[4] Il est évident que ce que désire de Père Ghelasie n’est pas une complémentation de certaines zones supposées être en déficit dans la théologie de l’icône, ni une correction du discours patristique sur ce sujet. Il ne s’agit que d’un déplacement de l’accent sur l’idée, fondamental dans l’iconologie que – ayant pour fondement l’Incarnation de Dieu – l’icône est, en tant que présence de culte, un événement de l’Incarnation. Le Père Ghelasie restitue, par l’intermédiaire de la mystique carpatique, un aspect moins développé dans la théologie de l’icône: le moment descendant, la descente de Dieu dans l’icône, celui de la transformation de ce dernier dans une réalité pré-eucharistique par l’intermédiaire duquel nous avons uniquement accès au Saint Esprit. Il est à remarquer encore un fait qui sera développé par le Père Ghelasie dans l’interview qui suit, à savoir, celui qu’on ne peut parler de la participation du Saint Esprit sans assumer l’Incarnation, sans Christ. Le Père attire l’attention implicitement sur le fait que nous cédons trop souvent à la tentation, presque réflexe, de parler d’une spiritualisation asomatique, décorporalisée, évasionniste qui perd le corps dans son chemin ou l’estompe dans une sorte de matière aérienne. Or, le christianisme a montré que la spiritualisation (l’empreinte de l’esprit) ne signifie pas une évasion du corps, mais une nouvelle réalité pour celui-ci, une réalité eucharistique. Par conséquent, la dévotion envers l’icône – comme une telle réalité – comprendra en égale mesure les aspects spirituel et corporel; l’icône est le support d’un apport intégral du fidèle de Dieu. Sans nier la fonction anagogique de l’icône, le Père conseille à comprendre cette fonction dans le sens d’une Incarnation intensifiée. On sait également que l’Ascension de Jésus aux cieux n’a pas été un estompage dans la lumière (voir ci-dessous), mais une condition de l’avènement du Saint Esprit considéré comme celui qui intensifie et généralise le fait de l’Incarnation. La constitution pré-eucharistique de l’icône met en valeur moins l’ascension verticale vers l’Archétype que son Incarnation dans la réalité visible.

[5] Le discours du Père Ghelasie, qui peut sembler parfois excessivement réduit, ne fait autre chose que de rappeler une vérité commune, en fait, à toutes les religions et qui connaît l’apogée de l’affirmation dans le christianisme: à savoir, la relation de l’homme avec Dieu, n’est pas formulée d’une manière spiritualiste comme on nous a fait croire à la suite d’une interprétation vulgaire platonicienne spécifique au contexte culturel européen (mais non au christianisme). Au contraire. Elle est a priori formulée en termes de physiologie mystique, de l’insertion du Sacré dans la raison même de la nature humaine (remarquer en ce sens l’étymologie physis+logos du mot physiologie) jusqu’à ce que Celui-ci soit devenu aussi impératif et indispensable que tout besoin physiologique, qu’il soit de l’air, de l’eau ou de la nourriture. Etre religieux signifie, en dernière instance, revenir au naturel, vivre la relation avec Dieu comme étant le naturel même de l’existence, comme étant la raison d’être de l’humanité. En outre, ajoutera le Père Ghelasie plus loin, dans le christianisme, ce naturel est rendu iconique. Dans ce contexte, la plaidoirie du Père pour la centralisation de l’eucharistie comme nourriture – de la manière la plus concrète – constituée du corps et du Sang du Christ est révélatrice. Mais ce que le Père ajoute, c’est que la réalité eucharistique n’est pas isolée, localisée dans le Pain et le Vin proprement dit, mais recouvre aussi dans son extension l’icône comme objet de culte ainsi que le fidèle qui s’y adresse par dévotion et, somme toute, la vie de l’église toute entière.

[6] On voit bien que toutes les nuances données par le Père Ghelasie tournent autour de quelques termes clé: «visible», «invisible», «transfiguration», sans nier l’authenticité et la valeur de la modalité hellénique de comprendre et de pratiquer l’iconologie, le Père propose, en dernière analyse, un autre cadre conceptuel, un autre gestalt pour la compréhension des termes. Il ne fait plus primer la dialectique visible-invisible, mais leur conjonction réciproquement révélatrice, réalisée sous l’espèce de l’Incarnation. Ce cadre différent et pratiquement incommensurable avec l’espace athonite serait spécifique – soutient le Père – à une spiritualité autochtone carpatique et plus proche de l’esprit du christianisme. On pourrait encore objecter que la distinction du Père Ghelasie est indiscernable du point de vue notionnel. Comment le fidèle pourrait-il pratiquement transposer dans son geste concret de dévotion devant l’icône une pareille distinction subtile? Une telle objection omettrait pourtant, tout en cédant à une espèce d’intellectualisme, le fait que ce n’est pas la compréhension qui détermine casuellement la dévotion, la prière, mais l’inverse, la modalité dans laquelle la prière est pratiquée, y compris sur la pensée. En outre, il faut aussi tenir compte de l’importance que le Père Ghelasie attache au geste de prière lui-même, comme on va voir dans la dernière interview qu’il nous donne.

[7] Les chercheurs modernes comme R. Rocques ont démontré que cette dominante métaphysique, ayant un accent insuffisant sur l’Incarnation, a passé sur le christianisme d’expression grecque par des auteurs comme Origène et Evagrie, même Denys Le Pseudo-Aréopagite (voir dans Lars Thunberg, L’homme et le cosmos dans la vision du Saint Maxime le Confesseur, trad. prof. dr. R. Rus, E.I.B.M.B.O.R., Bucarest, 1999, p. 147). De cette manière, tout le développement par ailleurs critique qu’entreprendra le Père Ghelasie à propos de la spécificité de la mystique athonite ne doit pas nous sembler sans fondements.

[8] Il est de même évident pour tout lecteur ayant de bonnes intentions que cette non-habitation réciproque du Divin et de l’humain dont parle le Père Ghelasie est parfaitement en conformité avec les précisions dogmatiques du Synode de Calcédonie. Exception faite que le Père Ghelasie nous conseille de regarder l’événement de l’Incarnation, de la Résurrection et, en général, toute théologie de la déification de l’être humain qui en dérive par un autre chemin que celui de la philosophie grecque, elle-même étant trans-évaluée par les Saints Pères du point de vue de la terminologie et de l’idéologie. Dans cette perspective qui appartient – dit le saint père – à une spiritualité carpatique, Dieu et l’homme se trouvent l’un devant l’autre, sur des positions «d’égalité» dans une cohabitation et réflexion réciproque. Le Père reformule en fait, en se servant d’une terminologie qui lui est propre, le même principe de l’analogie énoncé par Saint Maxime le Confesseur dans l’Ambigua 13: « Dieu et l’homme sont modèles l’un pour l’autre (paradeigmata) (trad. Pr. dr. D. Staniloaie, in col. P.S.B., 80, E.I.B.M.B.O.R., Bucarest, 1983, p. 112) ». Quant au binôme spirituel-matériel, celui-ci devient sinon directement inopérant, au moins libre de toute interprétation dichotomique. Il s’agit d’un nouveau type de relation entre ces deux aspects de la réalité, relation qui implique une sorte de périchorèse et de « transfiguration » réciproque, du moment où, comme nous faisions remarquer dans une note antérieure, on a affaire à une nouvelle réalité, eucharistique-iconique qui sous-entend dans une union distincte l’esprit et le corps. Une telle réalité, dit le Père Ghelasie, était le Corps du Christ Qui a été touché doxologiquement parlant par l’Apôtre Thomas. C’est une réalité somatique et pneumatique à la fois, susceptible d’être convertie à tout moment en eucharistie (voir aussi ci-dessous la réponse du Père).

[9] En termes liturgiques traditionnels, il s’agit du thème de «l’ardeur du receveur» que le Père développe dans une autre interview. Remarquons seulement ici que le Père Ghelasie prolonge logiquement, dans le cadre eucharistique, le principe du positionnement «face à face», en égalité de présence du divin et de l’humain. Il touche naturellement le problème de la «condition eucharistique» de la même façon que chez Saint Maxime, l’ardeur du receveur est fondée sur le principe de l’analogie (tantum-quantum) (voir la note antérieure: le degré de déification de l’homme correspond au degré de l’Incarnation du Fils. Implicitement, ce que Dieu donne par l’Eucharistie, c’est conformément à la capacité du récepteur-receveur (voir l’approche de Lard Thunberg, in Op. cit., p. 159, e. s). Notons en même temps l’affinité du discours théologique du Père Ghelasie en général avec la théologie du Saint Maxime. On retrouve dans les deux cas la même insistance sur l’équilibre Divin-humain en Incarnation, proclamé par le Synode de Calcédonie. Cet équilibre se reflète au niveau cosmologique dans le binôme insaisissable (intangible)-visible (sensible) et au niveau liturgique, dans l’interpénétration des aspects symboliques et réels des Saints Mystères.

[10] Sans doute, ce n’est pas dans le sens d’une matérialisation, d’une réification de l’esprit, dans le sens d’une Incarnation.

[11] Tout en essayant de regarder dans une perspective inter-religieuse et inter-culturelle, on pourrait dire que le Père Ghelasie veut nous avertir pour ne pas céder à la tentation d’interpréter le christianisme selon la clé philosophique hellénique. Cela veut dire plus précisément que, en nous laissant appâter par le prestige (d’ailleurs remarquable) de la spiritualité de type athonite, nous ne devons pas égarer dans le chemin justement la singularité du christianisme en rapport tant avec le classicisme mystico-philosophique grec qu’avec toute autre religion. Le miracle et en même temps « le scandale » provoqué par le christianisme a été moins celui d’avoir affirmé que l’homme est appelé vers sa déification puisque toutes les spiritualités pré-chrétiennes forment leur idéal humain. Le christianisme a montré plutôt que le support de cette déification ne peut être autre que son Incarnation ayant les sources en Dieu. Autrement dit, le christianisme a montré à maintes fois qu’être homme jusqu’au bout dans le sens plein et conscient signifie aussi être pareil à Dieu. Il faut donc assumer l’humanité. Dieu le Vrai est celui qui se réifie, se transforme en homme, s’incarne. Je pense que le discours du Père Ghelasie, aux accents évidents iconologiques et eucharistiques se subordonne à ce dessein de placer la théologie sous les auspices de l’Incarnation, l’événement qui fait du christianisme une méta-religion et non pas une simple religion parmi d’autres.

[12] Autrement dit, la place de l’abstraction de plus en plus accentuée du langage iconique propose une terminologie qui est, en même temps, concept et image qui double le sens rationnel tout en lui conférant de la plasticité. Il s’agit, en fait, d’un retour à une caractéristique de prestige du langage religieux en général, identifiable surtout dans les textes sacrés, à savoir la force picturale; l’avantage essentiel de cette particularité est la capacité de véhiculer simultanément les significations multiples, de la même façon que le fait le langage non-verbal, gestuel, comme le souligne le Père Ghelasie ci-dessus. Cela permet de conserver ainsi une non-séquentialité propre à l’expérience mystique. Dans le cas particulier du christianisme, la modalité iconique du langage est un autre signe de l’Incarnation de la Parole.

[13] La littérature patristique (surtout les Saints Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur) se sert du terme «autodétermination (autexousia)».

[14] Il est inutile d’insister encore sur la distinction sur la légitimité de cette vision, vue, en l’occurrence comme étant massive, dans le reste de la Bible, des syntagmes comme «en face / devant Dieu»; en même temps, l’une des formules d’oraisons typiques en même mesure à la messe vétéro- et néo-testamentaire reprend le refrain «Seigneur, ne m’éloigne pas de ton visage». S’appuyant sur cet argument, le Père Ghelasie propose une ontologie prosopologique dans laquelle l’être créé est assuré du point de vue ontique exactement par le fait que (et seulement dans la mesure où) il est situé «devant Dieu» dans la perspective « perceptive » du Divin. Et son positionnement «face à face» du divin et de sa création suppose, en outre, une structure et un contenu dialogiques. Mais le dialogue n’est complet qu’entre des partenaires accomplis. Ce qui justifie le fait que, n’ayant qu’une autodétermination ontique, la création peut offrir à Dieu une réponse propre et irréductible, attendue par Dieu lui-même. Il me semble, une fois de plus, qu’on a affaire à une vision très actuelle. Il n’est qu’à penser aux résultats que la science contemporaine (surtout la mécanique quantique) a obtenus dans l’évaluation de la relation entre la réalité du monde et la perspective la concernant, ainsi que dans l’évaluation des virtualités interactives de l’infra-réel.

[15] Le Père Ghelasie place le dialogue de l’homme avec Dieu sur des bases iconologiques. Mais, en ce qui concerne le célèbre syntagme «à l’image et ressemblance de Dieu», à partir duquel commence pratiquement tout discours sur l’être humain dans le christianisme, le Père souligne, par rapport à l’interprétation classique, le fait que ce syntagme représente non seulement une parenté (synergeia)de l’homme avec Son Créateur, mais aussi une certaine singularité du premier, la qualité d’apparaître comme un être irréductible même à Dieu (et on y voit la ressemblance avec Dieu qui, Lui-même, est une Trinité d’Hypostases irréductibles l’une à l’autre) ! L’homme est un vrai dieu créé, à l’échelle anthropique (mikrotheos), et on peut parler, d’autant plus en vertu d’une théologie de l’Incarnation, d’une anthropologie théologique et d’une théologie anthropologique. Sur la base de cette singularité ou « ipséité » de l’homme –comme allait l’appeler le Père dans une autre interview – cela peut parler « le langage de Dieu », accède d’une certaine façon à un langage essentiel, onto-iconologique. Du moment où Dieu a parlé, Lui aussi, le langage de l’homme, celui-ci peut Lui donner une réponse individuelle et irréductible. A part cela, vu qu’il est essentiellement configuré d’après l’Image de Dieu, L’homme a dans sa structure ontique des « modèles empreints de grâce » qui, grâce à l’Incarnation, lui confèrent – disons – ce gestalt perceptivo-conceptif du Divin, qui modèle ses formes de l’expression, y compris du langage. Les implications de cette vision du Père Ghelasie dans la théologie ainsi que, en général, dans la philosophie du langage sont vraiment audacieuses mais, tout à fait conformes à l’Incarnation qu’il fructifie dans ses dernières conséquences: l’homme peut rendre non seulement des réflexions attribuées analogiquement à la Divinité, mais actualise même un langage d’essence divine auquel, techniquement, il a accès. La théologie, dans le christianisme, n’a pas uniquement le sens d’une « verbalisation sur Dieu », mais aussi celui d’une discussion avec Dieu, qui implique une véritable théologie du langage.

[16] Il s’agit de l’idée, appuyée de nouveau sur un fort fondement dans l’anthropologie biblique néo-testamentaire et patristique, conformément à laquelle l’archétype de l’homme est le Christ. C’est le Logos Incarné (voir en ce sens les écrits de Panayotis Nellas, L’Homme, animal déifié, trad. diacre Ioan I. Ică jr., Deisis, Sibiu, 1994, notamment pp. 7-23). Dans cette lignée, le Père Ghelasie continue les choses tout en parlant d’un enracinement de l’être humain dans l’image de Christ, d’une véritable proto-ontologie iconique de l’être humain. Apparemment, il ne s’agit pas d’une contribution significative, mais cette accentuation sous-entend, en fait, tout le discours du Père concernant l’importance majeure de l’iconique qui devient, chez notre Père, une sorte d’axe herméneutique de la théologie chrétienne. La personnalité et la pensée du Père Ghelasie vérifie de cette manière un critère attesté depuis toujours dans l’histoire de la pensée chrétienne, conformément auquel la théologie s’est développée tant d’une façon cumulative, par des contributions originales, que par des déplacements successifs d’accent et par des approfondissements ultérieurs (voir aussi la réponse qui suit).

[17] Un nouveau signe que le discours du Père Ghelasie n’est seulement une aride divagation théologale, c’est qu’il a une finalité et une applicabilité ascétique très pragmatique et réaliste. Tout cela ne consiste pas dans des propositions extravagantes, exotiques de pratique religieuse, mais dans le retour, dans une autre perspective, à la liturgie chrétienne. On peut voir qu’il s’agit de nouveau d’un processus qui porte l’empreinte de la méthode iconique théoriquement exposée jusqu’à présent. Elle n’est par tenue pour être supérieure à l’ascétisme classique (remarquable par la «performance» psycho-somatique et mentale), mais uniquement adaptée par la descente divine à la faiblesse de l’homme actuel. Au fond, ce n’est pas là qu’on trouve le lieu de l’esprit et la nouveauté du christianisme puisque là où «le pêché est plus grand, la grâce déborde» (Romani 5,20), là où la faiblesse de l’homme est plus accentuée, Dieu lui donne la force de trouver de nouvelles voies pour arriver chez Lui? L’ascèse chrétienne n’a jamais formulé une recette infaillible, valable pour toute époque historique (de même que la théologie non plus ne s’est cramponnée à un paradigme philosophico-culturel existant à un moment donné), mais c’est le chemin qui permet de rendre la théologie efficace dans le plan ontologique formateur de l’homme à toute époque. En fait, c’est en cela qu’on concrétise l’aspect dynamique de la Tradition chrétienne, une réalité que les manuels de Dogmatique mentionnent d’une façon déclarative, mais qui est mis sous un grave et circonspect point d’interrogation lorsqu’il se manifeste en acte. Mon opinion, que j’ai essayé d’argumenter par ces notes préliminaires du bas de page et que j’espère développer dans une monographie ultérieure, est que la pensée du Père Ghelasie est un bon exemple d’équilibre entre les aspects statique et dynamique de la Tradition.


Traduit de roumain par Sonia BERBINSCHI
Bucarest, 2005



(materiel publié dans la langue roumaine dans le volume „Părintele Ghelasie de la Frăsinei, Iconarul Iubirii dumnezeieşti (Père Ghelasie de Frasinei, l’iconologue de l’amour divin), Éd. Platytera, Bucarest, 2004, pp. 69-93)


Copyright: Éd. Platytera.

La version roumaine (originaire).

La version anglaise.