marți, 27 aprilie 2010
Dialogues «diogéniques» avec le Père Ghelasie (III): "Le geste rituel" (trad. par Sonia Berbinski)
(Interviews réalisées, adaptées et commentées par le doctorant en théologie Gabriel Memelis)
Gabriel Memelis: Mon pieux Père Ghelasie, dans notre dernière discussion, vous avez fait quelques précisions importantes concernant le rituel iconique orthodoxe et son importance dans le contexte mystique actuel. Vous définissiez le rituel, à cette occasion, comme étant non pas un simple relationnel, mais comme «ce commun qui apparaît après l’interrelationnel». Le rituel ne se produit que s’il existe une réciprocité de la relation entre le divin et l’humain, et c’est à peine bien après que «les réponses des deux parties se réunissent pour n’en faire qu’une». Le mystère du Royaume de Dieu – qui, comme on le tient des Saints Pères, est plus que le Paradis – s’achève dans cette unité et cohabitation entre Dieu et la création, comme rencontre réelle, comme interpénétration sans mélange.
De même, vous disiez alors que le mystère de ce rituel est caché dans la vie intra-trinitaire, qui se répand en création par Christ. Notre rituel iconique orthodoxe a comme origine ontologique ce mystère de la vie intradivine; le Fils et le Saint Esprit font un soi-dit «double rituel» dans la Trinité – l’un au sens de création de l’être (existence) qui est apophatique au-delà de la création, l’autre étant le lieu où se répand en permanence l’amour divin dans la création. En même temps, ils prennent l’amour de la création, en font un tout commun et l’élève après. Enfin, vous aviez souligné au même endroit l’importance de la participation du croyant au rituel liturgique, ainsi que les effets de ce rituel sur la reconstruction de la condition eucharistiques de chacun.
Je voudrais vous rappeler le but de ces discussions que, avec Votre bienveillance, nous réalisons: il s’agit de rendre plus accessible le message que vous voulez transmettre pour ceux qui se heurtent assez souvent à des difficultés de lire vos livres. Aussi, en restant sur cette note, je voudrais vous prier dans ce qui suit de détailler l’aspect du geste rituel, étant donné que la pratique iconique-carpatique que vous proposiez est centrée sur ce geste de la prosternation devant l’icône, qui est une sorte d’antichambre de la prière de l’esprit; comme Vous disiez une fois, pour les gens contemporains, il est plus difficile sinon presque impossible, d’aborder frontalement la prière mentale et alors on aura besoin d’une introduction, d’une aide par cette voie.
Je proposerai, par conséquent, des prendre pour point de départ et en même temps d’épigraphe de notre discussion sur l’importance du geste rituel, les mots du Saint Macaire l’Egyptien: «On n’a pas besoins de trop de mots, il suffit de tenir les bras levés». Une première question serait alors: pourquoi le geste et non pas l’esprit en premier lieu? Le geste a-t-il peut-être des résonances plus directes dans les profondeurs ontologiques de l’être humain? Peut-on parler du geste comme langage ontologique de l’homme?
Ghelasie Gheorghe: Comme vous l’avez déjà rappelé dans l’introduction faite, je crois, à mon sens, que le geste, ou mieux, le rituel que je considère comme étant pratiquement son synonyme, n’est pas uniquement un produit d’un relationnel, mais c’est une profondeur de l’être même, qui favorise ensuite ce relationnel. C’est la raison pour laquelle il faut comprendre et mettre en valeur cette perspective dans laquelle, par rapport à notre opinion habituelle, notre existence – même si elle en est une de création – a ce mystère de l’expression.
En fait, que signifie le geste? Le geste est une modalité d’expression de notre existence non seulement avec une certaine partie, mais avec son intégralité. Le langage commun [verbal], plutôt produit mentalement, n’exprime qu’un certain aspect de notre existence. Mais, par le geste, on exprime la totalité de notre être. Nous ne nous rendons pas compte dans quelle mesure nous nous exprimons dans notre geste. En fait, pour celui qui peut le déchiffrer et lire, pour celui qui peut le comprendre et recevoir comme le mystère de l’expression intégrale de notre être, le geste est justement la normalité de l’expression de notre existence. Le geste est considéré comme étant plus qu’un langage [1]; il est également langage, mais, comme j’ai déjà dit, dans le sens d’expression totale de l’existence dont il est le fond...
En général, aujourd’hui, ce tumulte de «théologies» de facture néo-protestante, ainsi que les mystiques d’influence hybride-orientale, fait pencher extrêmement vers une désacralisation du rituel et du geste. On s’appuie à un très grand degré sur le mental, sur une mystique soi-dite «spiritualiste» ou même «spirituelle», ainsi qu’à un moment donné certains gens parlent, sans en avoir compris grande chose, d’une mystique «de grâce divine» qui est en fait tout à fait étrangère à la grâce proprement dite. C’est pourquoi il faut insister, surtout du point de vue chrétien orthodoxe, sur ce théologique de l’expression, de la réponse. Par notre relationnel que nous vivons non seulement avec Dieu, mais aussi entre nous et les autres êtres, il faut comprendre justement une expression de l’intégralité de notre existence. Et cela non seulement sous un seul aspect...
Et, pour être plus clair – j’ai déjà relaté cela d’ailleurs dans un ouvrage plus récent, dans une sorte d’essai d’anthropologie, Sur des traces anthropologiques – j’essaierai d’expliquer, tant qu’il est possible, la signification de l’iconique dans l’acception philocalico-carpatique de l’ermite Néophite. C’est bien après qu’on pourra comprendre la signification du geste iconique que j’essaie de mettre en évidence à partir de cette tradition carpatique.
L’ermite Néophite part du mystère de la configuration de l’homme. Qu’insuffle Dieu à Adam (cf. La Genèse 2,7)? Il lui insuffle tout d’abord son aspect d’homme. Il y a beaucoup de spéculations, mais nous disons que ce que Dieu insuffle à Adam est son aspect humain. Et que signifie l’aspect humain? C’est la préfiguration de l’image de l’Incarnation du Christ. L’aspect de l’homme n’est pas donc l’aspect qui lui est propre (n’est pas image en soi, s. de G. M.), mais c’est l’Image offerte par le Fils de Dieu; et par cette Image, l’homme acquiert à son tour cette Image, ce mystère de divin-création.
A partir de ce fait, nous allons dire que notre existence a cet iconique, cette sacralité «en soi». Et, du point de vue de cette vision mystique de l’ermite Néophite, on peut tracer quelques repères qui, de toute façon, ne se proposent pas d’épuiser le mystère de l’homme: si les Saints Pères disent que l’homme est une dichotomie âme-corps et qu’il porte dans son âme cette profondeur de l’esprit (gr. nous) par laquelle il peut accéder à la divinité, la modalité de l’ermite Néophite apporte une sorte d’élargissement de ce fait, en considérant que l’homme est, premièrement, ce souffle divin qui actualise l’engendrement de tout être humain. Cette image de l’homme, uni avec le bagage génétique des parents, configure l’homme comme âme et corps [2]. La perspective carpatique insiste donc sur cette image sacrée, iconique que l’homme possède par l’acte de sa création par Dieu.
Par conséquent, cette réalité iconique n’est pas, comme j’ai dit [dans l’interview précédente], uniquement un produit d’un relationnel. Il faut comprendre qu’il est un fonds même de notre existence même. C’est pourquoi on dit que cet iconique est, dans un certain sens, similaire à l’image même de la personne. Beaucoup sont ceux qui font des évaluations, comme on a vu par exemple chez Yannaras et d’autres théologiens plus récents, qui disent que nous ne sommes pas encore des personnes, mais que nous formons notre personne qui n’est maintenant que potentialité... Enfin, nous ne voulons pas polémiquer, mais nous voulons seulement mettre en relier la spécificité de l’ermite Néophite, où on insiste longuement sur la réalité existentielle en soi, qui favorise ensuite et met en évidence le relationnel. C’est une configuration mystérieuse, où l’homme est premièrement une image iconique insufflée de Dieu, c’est l’image de l’homme, l’image de l’Incarnation christique, qui porte le sceau de l’image et de la ressemblance avec Dieu – comme disait la Sainte Écriture – et cette image revêt la partie spirituelle et corporelle. Il ne s’agit pas d’une trichotomie, mais d’autre chose: il y a cette dichotomie âme-corps en tant que réalité de l’homme, mais en même temps dans une unité, dans un commun qui est justement cet iconique et qui est une préfiguration du Corps christique. Bien des théologiens considèrent le Corps christique comme étant uniquement un corps matériel que prend le Rédempteur en descendant dans Sa partie matérielle-terrestre habituelle. Dans le sens de la vision iconique de l’ermite Néophite, on fait une distinction: on parle, d’un côté, d’âme et de corps, et, d’autre côté, «au-dessus» de ces deux concepts apparaît ce «vêtement» de corps iconique perdu par Adam – raison pour laquelle Adam est resté nu; il possédait encore l’âme et le corps, mais il n’avait plus ce «vêtement» de corps iconique («les vêtements de lumière», s. d. G. M) [3].
On peut maintenant comprendre le geste iconique parce que notre véritable expression – comme existence – se trouve dans cette intégralité du corps iconique. Et en ce cas on cherche à réaliser l’expression par l’âme, comme partie mentale (gr. nous), ou bien par le corps, en tant que partie sensible, mécanique, énergétique... De ce fait, dans la vision de l’ermite Néophite, l’idéal mystique n’est pas de s’exprimer par une forme mentale ou sensible, mais c’est de s’exprimer avec cette intégralité que nous possédons. Nous avons encore cette image iconique, mais à cause du péché elle est cachée. Le baptême christique, que chaque chrétien reçoit, «fait activer» l’image iconique; par la vie spirituelle nous pouvons ensuite la développer et la re-mettre en évidence dans toute sa plénitude. Jusqu’à ce moment-là pourtant, notre expression se produit toujours par la partie mentale de l’âme ou par la partie sensible du corps; mais le véritable chrétien – conformément à la parabole de l’Evangile – ne peut participer à la Grande Cène, aux Noces du Fils, s’il n’a pas «l’habit de noces» (cf. Mathias 22, 11-12). Cet habit de noces, dans le sens de l’ermite Néophite, est juste la réalité du corps iconique. Par cela seulement on peut regagner la véritable identité existentielle [4].
On dit que nous sommes premièrement imago Dei, c’est-à-dire le sceau de Dieu ou, en sens théologique, cette raison divine, cette parole qui nous a créés, cet acte créateur divin; ensuite Dieu a créé en nous, par le même acte créateur, une imago ipsi, une réalité d’existence qui nous appartient. Par conséquent, notre réalité est ce mystère d’entrecroisement et de face à face de cette réalité personnelle de notre création, et de l’image de Dieu qui est orienté d’une manière particulière vers nous – cette imago Dei vue comme parole du Fils de Dieu pour nous et dans laquelle existe cet Archi-modèle éternel où chacun est inscrit, Le Livre de la Vie dont les Saints Pères nous parlent. Notre personnalité de création, cette imago ipsi, est en permanence face à face avec ce miroitement...
G. M. peut-être y a-t-il même un dialogue...
G. G. Tout d’abord c’est un miroitement dans cette image divine (imago Dei) orientée dans l’acte divin vers nous, dans laquelle nous nous identifions nous-mêmes et, en nous identifiant, nous pouvons ensuite réaliser le dialogue. En ce sens, le dialogue ne peut exister que dans une sacralité, et celle-ci, à son tour, ne peut exister que dans le mystère du rituel [5]. Dans ce mystère du rituel tout devient clair; parce que, en fait, par quoi s’exprime notre rituel de création? Notre rituel liturgique a ce mystère de l’intégralité dans lequel au premier plan se trouve le mystère de l’autel. Du point de vue biblique, le mystère de la relation avec Dieu n’est pas un simple relationnel, mais, premièrement, il implique la construction d’un autel. Le Vieux Testament montre que, pour s’approcher de Notre Seigneur, il faut Lui faire un autel, y apporter un don, et ce n’est que dans ce don que Dieu descend; dans ce don, on s’offre soi-même et c’est ici que s’établit le dialogue. On ne peut pas faire un dialogue abstrait, sans avoir quelque chose de concret. Aussi le mystère de notre rituel liturgique ne peut-il se réaliser sans l’Eucharistie, sans le Corps et le Sang de notre Sauveur.
Ce don que nous apportons à l’autel est le nôtre et, à la fois, il appartient à Dieu Christ qui le reçoit et procède à une nouvelle « actualisation » de l’Incarnation dans le Saint Agnet. La véritable rencontre est représentée par le rituel de l’Eucharistie dans laquelle les deux sons s’unissent. Notre rituel ne se fait jamais en vide; notre état face à face avec Dieu, dans un sens chrétien authentique, est justement la connaissance de cet iconique. Pour cette raison, dans la spécificité de l’ermite Néophite, l’iconique est considéré une sorte de pré-christique, de pré-eucharistique, dans le sens qu’il représente une réalité du commun qui se forme et qui construit le même corps dans l’union et, plus encore, l’union dans la communion. Dans cette union – c’est le lieu de la beauté de la mystique iconique – on évite le danger majeur de toute mystique qui est le suivant: si on aspire à entrer dans la Divinité, on arrive au panthéisme, parce que la Divinité se trouve au-delà de la capacité et de la condition de la création; si la Divinité essayait d’entrer dans l’être de création, ce dernier serait annihilé, accablé de la Divinité. La mystique chrétienne vient avec cet «intermédiaire» iconique où le Divin – inaccessible à la création – et la création – qui, d’une certaine manière, ne peut se tenir devant Dieu sans rendre l’âme – peuvent se rencontrer réellement, peuvent se rejoindre plus qu’en tant que simple relationnel, plus qu’un simple emplacement face à face. Dans le commun iconique, le Divin entre véritablement dans la création, et celle-ci entre véritablement dans le Divin. Cela veut dire que le Divin s’Incarne véritablement, ne s’agissant donc pas de dokétisme et en même temps la création entre dans la Divinité, sans exister le danger du panthéisme. Toutes les hérésies de l’histoire de l’Eglise sont parties de cette peur de n’entrer dans l’être divin, ainsi que, réciproquement, de la crainte de ne pas descendre le Divin dans la création et de ne pas Le dégrader. L’iconoclasme, par exemple, ne pouvait pas percevoir la manière dans laquelle la Divinité peur prendre des formes de la création. La faute des iconoclastes était de n’avoir pas compris que la Divinité n’emprunte pas des formes à la création, ni la création n’emprunte pas les formes à la Divinité, mais on voit se réaliser un mystère terrible qu’on ne retrouve plus dans aucune autre religion: le mystère de l’iconique dans lequel il est possible de retrouve tant la descente de Dieu sans détruire la création, que la montée de la création en Dieu sans perdre sa nature créée.
La mystique iconique, donc, apporte un élargissement et, en même temps un accomplissement du rêve des mystiques en général et de l’idéal chrétien en spécial: Dieu rejoint Son être créé sans s’y mélanger et, en plus, on peut réaliser un commun hors nature (supranaturel) dans lequel l’être créé participe à l’être divin et ce dernier participe même à l’être de création. Mais, insistons-nous, sans le mélange des natures des êtres ! Si les iconoclastes n’admettaient sous aucune forme que le Divin puisse être « traduit » en termes de création, et que d’autres hérétiques gardent la distance entre Divin et création à cause de la peur du panthéisme (voir, par exemple, le nestorianisme et les hérésies qui en dérivent), dans le sens eucharistique iconique le mystère qui se réalise entre le Divin et la création est dans le vrai sens du mot l’accomplissement de l’homme mystique.
En conclusion, je souligne encore une fois que le rituel a comme base «d’expression» premièrement le geste. Pourquoi s’agit-il du geste? Parce que le geste n’est pas uniquement un simple moyen d’expression; il faut avoir toujours la perspective de l’intégralité de l’expression dans laquelle le sacrifice est cet acte qui commence par une expression d’une certaine orientation envers quelque chose, en revêtant ensuite l’habit d’une expression directe qui est le mot, ensuite celui d’un accomplissement où se produit l’union en silence qui est la communion, la rencontre au plus haut degré. Mais il ne s’agit non plus d’un silence, mais c’est un geste de réception où le mystère ne peut pas s’exprimer par des mots; elle n’a que cet accomplissement, et cela représente l’expression même.
Voilà pourquoi l’ermite Néophite insiste tellement sur le fonds de notre existence qui est le geste. Par le geste, on remémore juste notre fonds existentiel. Nous, la création, nous avons premièrement une mémoire existentielle de base qui est la mémoire du Divin. De même que l’enfant porte en lui directement la mémoire de ses parents, de même nous avons – dans notre existence – tout d’abord cette mémoire ontologique du Divin. Et de même que l’enfant, par son geste précédant sa capacité de s’exprimer et de nommer la mère et le père, reconnaît ses parents, de la même manière l’ermite Néophite considère que notre première modalité d’expression envers Dieu se réalise par le geste de reconnaissance. Nous sommes comme des enfants, comme des nouveaux-nés apportés à l’état de l’être, qui grandissent et arrivent à nommer et, finalement, à construire la réponse proprement dite [6].
Il faudrait encore approfondir encore un peu un autre aspect: l’image iconique en soi est, pour nous, les gens, l’Image du Fils. Dans le sens de la tradition de l’ermite Néophite, on insiste longuement sur cet iconique de l’Image du Fils, qui constitue la sacralité de l’homme. Toute la pratique hésychaste, dans cette tradition, est centrée sur le mystère de l’Image du Fils. Mieux, comme un concret de l’Image du Fils, on voit apparaître le caractère de sacrifice et de soumission. Pour cette raison, la spécificité, en ce qui concerne le geste rituel, est le geste de soumission et de dévouement qui est une préfiguration de l’autel et du sacrifice sur l’autel. Voilà la modalité chrétienne « d’irruption » du Divin dans la création et d’accessibilité de la création par rapport au Divin, de rencontre de Dieu avec la création jusqu’à ce commun de grand mystère de l’eucharistie. Le geste est par conséquent le fondement même de l’expression de notre existence dans la création. Notre image de création, que nos recevons – parce que pour chaque homme on voit se répéter le même acte créateur divin que celui fait pour Adam, Dieu « souffle » dans l’homme, par rapport aux autres êtres qu’Il a faits en se servant uniquement de la parole, par un acte spécial l’image de l’homme – est l’Image christique même donnée à l’Incarnation. Chaque homme est une actualisation dans une autre modalité, dans un autre aspect de l’être, dans une autre individualité de l’Image du Christ. Et en ce cas, cette image iconique qui est notre image de sacralité, trouvé en union avec la partie héritée à la naissance des parents, de la nature (voir Sur des traces anthropologiques), configure la partie directe de l’âme et du corps. De cette manière les parties spirituelle et «matérielle» de l’enfant ne peuvent grandir, se développer que sur la base de cette image soufflée par Dieu. C’est ici que l’Archétype trouve l’être, l’existence. Celle-ci est notre réalité, notre identité sur laquelle il faut mettre les bases... [7]
G. M. A quel point il s’avère nécessaire et efficace, pour le croyant d’aujourd’hui, qu’on lui propose une pratique ascétique fondée sur le geste du rituel? Je vous le demande parce que, comme on sait qu’il arrive le plus souvent, on propose aux fidèles une recette minimale de dévotion: cela consisterait dans la confession régulière, la communion au moins quatre fois par an, la participation à la Liturgie, sans trop insister sur une coordination du mode d’assimilation de ces actes liturgiques. Il y a même la tendance de conseiller aux croyants de manifester une certaine réserve vis-à-vis de la pratique hésychaste, en motivant que celle-ci appartient seulement aux supérieurs, aux avancés...
G. G. Mon cher Monsieur, premièrement il faut préciser depuis le début la chose suivante: vous vous intéressez à la mystique chrétienne... A présent on parle beaucoup, même d’une façon abusive, de l’hésychasme... Ne considérons pas tout de même le hésychasme uniquement comme étant celui qui épuise tout ce qui signifie mystique chrétienne orthodoxe. Je préfère employer pour ce fait cette dernière dénomination...
G. M. C’est plus large...
G. G. C’est ça... L’hésychasme, en effet, est une mystique consacrée plutôt à ceux qui se calment, à ceux qui veulent faire un ascétisme plus sévère. Mais, au sens strict du mot, la mystique chrétienne ne peut se réduire uniquement à l’hésychasme. Je voudrais mettre en évidence encore une chose: notre mystique chrétienne a pour fond juste la partie rituelle: l’attaque des néo-protestants et, plus récemment, des mystiques néo-païennes qui cherchent ranimer un «style» religieux antique et concourir la mystique chrétienne, n’est par orienté par hasard contre le rituel. Mais il faut comprendre une chose: si on fait sortir le rituel du christianisme, alors il n’en reste rien... Le Christianisme est justement le rituel. Pourquoi? Parce qu’au centre de notre religion se trouve le liturgique, l’Incarnation du Christ. Aussi peut-on dire que le christianisme n’est autre chose que l’Incarnation du Christ. Si les mystiques anciennes nous parlent d’un retour du créé en Dieu, dans notre sens chrétien la mystique représente beaucoup plus, c’est une insertion de plus en plus profonde du Divin dans la création et, plus encore, c’est une rencontre dans ce commun qui est l’iconique. Dieu ne nous a pas créés dans le seul but de nous conférer une réalité que nous devons annihiler pour être absorbés en Lui. Dieu a créé une réalité qui puisse exister, dans laquelle Il reste et, davantage, où la création puisse participer au Divin et – en même temps – qu’elle devienne cet autel, cette ostensoire-demeure où elle puisse l’accueillir et le garder. Voilà ce que signifie notre mystique chrétienne... ce n’est pas une mystique spiritualiste. On parle un peut trop de ces mystiques spiritualistes. La mystique chrétienne est iconique, c’est la mystique de l’Incarnation du Divin. Tout de même cette Incarnation ne doit pas être comprise dans le sens spiritualiste vers lequel on tend aujourd’hui: le Divin, avec ses principes d’information peut créer la matière qui ne serait autre chose que de la matière grise concentrée – ce que pour moi est tout à fait faux – et, par conséquent, le divin par cette concentration de principes donne forme à la matière, après quoi celle-ci doit parcourir le chemin inverse, de la quantité vers l’énergie et ensuite de retour à l’information pour finir par arriver enfin de nouveau au Divin [8]. Sans avoir dans notre intention de vexer qui que ce soit, il faut dire que celui-ci n’est pas le vrai christianisme. Celui-ci est tout à fait autre chose: c’est l’Image de Dieu qui se rend accessible par le secret de l’Image christique d’Incarnation; le mystère de l’Image christique crée aussi un être de création qui a la capacité d’accueillir Dieu, de répondre et de devenir demeure de Dieu. C’est pourquoi la création n’est véritable création que si elle devient autel, si elle devient Eucharistie. Si elle ne le devient pas, c’est une création en vide, un jeu illusoire ou un rêve de l’absolu comme dans les mystiques orientales... Mais la création de Dieu ne peut être rêve, ni illusion.
Par conséquent, tout le christianisme se trouve dans cette constitution de l’autel et de l’iconique. Et cela, à son tour, ne se réalise que d’une façon rituelle. La pratique chrétienne ne doit pas être entraînée uniquement vers une mystique abstraite qui jette le rituel plutôt dans le domaine du formel, comme vous l’avez dit. La prière véritable en sens chrétien est liturgique, rituelle. Si la prière du chrétien n’est pas rituelle, alors je considère que ce n’est pas une prière authentiquement chrétienne. Mieux, le rituel doit être compris non pas dans le sens antique où domine le sacrifice sanglant, de destruction; dans le rituel antique le sacrifice signifie couper, détruire et verser du sang pour pouvoir avoir accès au-delà, dans la réalité «spirituelle». Dans le christianisme c’est justement l’inverse: après le sacrifice christique de la Croix, on ne sacrifie plus le sang, mais on apporte un autre don. On ne porte plus «le don de la mort», mais celui de la communion, de la Cène, de la joie...
G. M. On apporte le Sang divin...
G. G. Pas seulement, mais dans la Liturgie il n’y a pratiquement plus le sacrifice de la Croix, mais celui du Jésus le Ressuscité. Dans l’Eucharistie, il y a vraiment une anamnèse où on retrouve aussi l’aspect récompensant du Sacrifice, à cause de l’état encore pécheur de la création. En fait notre fonds liturgique n’est pas la Crucifixion, mais l’offre de la Communion. L’épiclèse s’accomplit par la descente du Saint Esprit qui «S’Incarne» à Son tour par le Corps eucharistique (voir l’interview précédente). Mieux, c’est la bénédiction et l’arrivée même du Père, fait pour lequel la Liturgie n’est pas achevée avant qu’on ne récite «Notre Père». Dans la Liturgie, donc, se trouve toute la trinité, toute la Déification s’y rencontre avec toute la création.
Je considère que, on a pu le constater, l’avenir du christianisme est l’avenir du rituel liturgique eucharistique. Les mystiques magiques, occultes, spiritualistes ne peuvent pas être des mystiques chrétiennes. Or, en sens chrétien – comme j’ai d’ailleurs dit autre part – il n’y a pas d’Esprit sans le Corps eucharistique de Christ, ni le corps de Christ dans le Saint Esprit.
G. M. Quelque part, dans la Pratique hésychaste, vous parliez d’un geste, d’un mouvement d’esprit au-dessus du mouvement habituel. Le geste sacré n’est pas un mouvement habituel, n’est pas une gestuelle dans le pur sens technique, mais implique une ouverture secrète, d’esprit. Si vous voulez préciser plus en détail en quoi consisterait ce mouvement secret d’esprit?
G. G. Comme j’ai déjà souligné dans les pages antérieures, cette sacralité liturgique même implique une réponse au-dessus de notre mouvement habituel. On voit déjà dans le liturgique un mouvement sacralisé; parce que le sacré, dans notre sens chrétien, l’image divine du sacré en soi est l’Image du Saint Esprit. Et en ce cas, en même temps que Celle-ci, notre esprit est entraîné dans cette spiritualisation dont les Saints pères nous parlent. Fait pour lequel j’insiste sur le fait que la mystique chrétienne n’est pas celle des énergies propres, comme dans les mystiques habituelles; nous n’entraînons pas nos énergies, mais premièrement, nous devons nous trouver cette intégralité sur les énergies, sur tous nos mouvements, auxquels nous devons imprimer ce mouvement d’esprit qui se trouve au-dessus et, avec ce mouvement intégral d’esprit, nous pouvons réaliser aussi le dialogue sacré de rituel.
G. M. Vous affirmiez dans la dernière interview que les vertus chrétiennes sont – dans n’importe quelle spécificité – «des vertus iconiques». La ré-acquisition du geste sacré est ce qui, pour ainsi dire, reconstitue en nous l’image iconique de fils, elle nous théo-crée d’après l’Image divine. En découdrait que les vertus elles-mêmes sont des gestes sacrés et tiennent à ce commun de rencontre qui se réalise par le rituel. Comment devrait-on comprendre ces choses comparativement au discours des Pères qui diraient que les vertus n’ont pas la capacité de s’unir avec Dieu comme dans le cas de la prière pure? Les vertus, peuvent-elles en tant que gestes sacrés tenir à cette union maximale avec Dieu ou bien elles ne sont qu’une base, un début de notre voie ascétique? Et réciproquement: la prière pure est-elle un geste sacré?
G. G. Cher Monsieur, en général je pense qu’on ne peut pas séparer la prière des modalités des vertus que nous activons dans notre réponse envers Dieu. C’est bien de garder cette vision intégrale conformément à laquelle la prière, en sens mystique, consiste justement dans cette réponse de l’existence propre par rapport à Dieu; de cette manière, toute réponse devant Dieu, en est une sacrée. Toute réponse sacrée signifie prière, elle est déjà verbalisation, c’est déjà relationnel. Ainsi, une séparation nette entre la prière pure et les vertus ne peut pas se faire à mon sens. On peut parler, à un niveau mystique plus particulier, d’une prière pure – comme nous rappelle la Philocalie – par laquelle on arrive à une réponse intégrale de son propre être, qui se trouve au-dessus de toutes les autres réponses. En effet, étant dans une continuelle élévation spirituelle, nous montons une échelle des vertus, jusqu’à ce que nous arrivions à la vertu suprême qui est l’amour, que nous pourrions appeler pure. Il y a par conséquent des étapes à franchir, mais il ne faut pas faire des différences trop grandes...
G. M. Donc, pratiquement, toutes les vertus peuvent être assimilées à des gestes rituels...
G. G. ...la liaison des vertus avec le geste est quelque chose sut laquelle il faut insister encore un peu. Je considère que toute expression à l’égard du sacré est faite premièrement par le geste. Que signifie en fait le geste proprement dit? Au sens strict de la Bible, le geste est autel, faire un autel pour Dieu. S’il n’était qu’une simple expression de parole, alors il ne serait pas complet. Voilà pourquoi je ne crois pas que Dieu a créé l’homme uniquement par la parole, car en ce cas celui-ci n’aurait été qu’une « réflexion », mais qu’il l’a créé par le souffle. Le souffle est quelque chose de plus concret et témoigne de la vocation d’être autel de l’Incarnation. L’homme est image iconique de l’autel, et lorsqu’il s’exprime devant Dieu il doit faire un autel où Dieu descende pour discuter avec lui. Faute d’autel, on ne peut rien faire au sens mystique. L’ermite Néophite considère que le geste est fondé tout d’abord sur la condition d’autel dont chaque croyant doit faire preuve. Sur cette base il s’ensuit le mot et tout le reste. Faute d’autel, la relation entre nous et Dieu se produirait en vide. Mais on sait bien que le vide n’apparaît que dans le cas du péché. Le plein entre le Divin et la création n’est autre que l’autel, et l’expression de l’autel est le geste. Le mystique dit: « De mon geste je fais un autel et sur l’autel de mon geste viens, Mon Seigneur, pour que je puisse discuter avec Toi ! ». Si on fait autel de son geste, c’est-à-dire on configure en geste son propre autel, alors on peut entrer en liaison avec Dieu [9].
G. M. L’accent que Vous mettez sur les multiples valences du geste rituel me rappelle le modèle de Confucius... Celui-ci proposait, il est entendu que dans un tout autre contexte spirituel, la même ritualisation ontologique du comportement humain par la pratique maximale assimilée des rituels. Comme on le sait pourtant, la spécificité unique et irréductible du christianisme est la personne. Quel est donc le rôle du geste rituel dans la personnalisation du croyant? Soit-il, le geste sacré, un langage personnaliste par excellence? Est-ce qu’il trouve ses origines dans le langage existentiel propre à une personne humaine?
G. G. Comme je disais exactement, notre être créé – étant l’image et la ressemblance de l’être de Dieu «transposé» dans l’être de création – a comme fonds la personne. Cette dernière a comme fonds d’expression le rituel du geste. La personne, en soi, est une expression gestuelle. En expression envers autre, elle est une modalité de la parole. Il faut faire une distinction, mais non pas une séparation: en soi, le mouvement existentiel est d’ordre rituel, est geste. Par rapport à une altérité, elle est expression par la parole, par laquelle on attire l’attention ainsi que l’autre dans son geste. Pour cette raison, le geste est une expression en soi, et le geste qui s’exprime au-delà de soi en est la parole. En effet Confucius, bien qu’il ait vécu avant Jésus Christ et dans un autre contexte religieux, a eu cette intuition de l’importance du geste car, comme disait Saint Basile le Grand, les païens n’ont pas été privés eux non plus des rayons du Saint Esprit. Mais dans le sens chrétien-orthodoxe le geste est le fonds même de la personne. La personne et le geste sont, dans un sens, synonymes. Par le geste, l’homme exprime la personne et, davantage, il se «super-personnalise» même, c’est-à-dire le geste exprime la plénitude de l’existence de la personne. Par la parole, on n’exprime « qu’une partie », alors que par le geste l’intégralité...
G. M. L’expérience religieuse du christianisme, qu’on parle de celle qui est biblique, ascétique ou liturgique, est pleine de gestes. Depuis le geste de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et jusqu’au geste de Judas de manger dans la même assiette avec le Christ, la courbe de la chute de l’homme a été dépendante de la mauvaise «gestion» du geste eucharistique. Que signifierait, dans ce contexte, le sentiment et l’assimilation gestuelle de la Liturgie? Parce que les actes liturgiques semblent être faits pour être vécus d’une façon gestuelle...Que signifierait le geste du prêtre? Mais celui des fidèles? Quelle est la distinction qu’on fait entre elles?
G. G. Nous ne pouvons parler d’une différence ente le geste du prêtre et celui du croyant... Parce que, même si chacun d’eux se trouve sur son plan spécifique, leur geste rituel est le même. Notre geste liturgique est justement cette ouverture pour offrir et pour recevoir. Si ce geste d’offre et de réception n’existe pas, alors le rituel ne se produit pas. Parce que dans le rituel chrétien, on ne reçoit que dans la mesure où on offre. A mesure que le croyant s’ouvre et s’offre, il construit un autel qui ressemble à l’Autel de l’Eglise et le rituel liturgique se produit aussi sur son autel. Le Rédempteur Même et le Saint Esprit tiennent la liturgie sur cet autel et, en même temps, la messe qui se réalise par le prêtre se prolonge dans le cœur du croyant. C’est pourquoi la prière liturgique ne peut pas être remplacée par celle particulière. Il n’y a que dans l’Eglise que l’homme prie véritablement, en actualisant son propre liturgique en accord avec le liturgique de celle –là. Car, comme j’ai déjà dit, l’homme ne prie dans le vrai sens du mot que s’il se fait autel et que le Christ Lui-Même avec Son Corps et Sang eucharistique descende en lui. Le Saint Paisie le Grand dit que, lorsqu’il priait, il ne se levait avant que le Christ ne vienne en lui, avant qu’il ne L’ait senti... Par conséquent, il était arrivé déjà à l’état liturgique très élevé. Nous, les mortels, nous ne pouvons posséder ce sentiment si élevé, dans lequel se produise ce liturgique direct. Mais nous avons cette modalité de l’Eglise où, par le liturgique sacerdotal du prêtre, nous pouvons devenir à notre tour une sorte d’autels sur lequel se produise le liturgique. Voilà la véritable prière chrétienne... Si notre prière n’en est une où l’on puisse devenir autel, elle reste inaccomplie; ce ne serait qu’une pré-prière. On pourrait écrire un livre tout entier autour de ce mystère de devenir autel pour pouvoir prier, pour pouvoir acquérir la condition de prière.
D’habitude, on considère que la prière est un simple dialogue avec Dieu ou une simple orientation vers Lui; et il est vrai, mais ce n’est qu’une tendance vers la prière. Mais le vécu et l’accompli de la prière ne peuvent exister que lorsqu’on devient autel. Encore plus, s’il se produit l’achèvement eucharistique, le commun iconique.
G. M. Ce geste rituel généralisé dont vous parlez peut ouvrir vers une nouvelle perspective cosmologique, vers une transformation iconique du monde. On sait que, en général, on parle de la contemplation des raisons divines existant dans les êtres en tant que des pas vers l’union mystique avec Dieu. Quelles seraient les distinctions entre le fait de saisir le monde d’une façon gestuelle et celui de contempler ses raisons?
G. G. Cher Monsieur, le problème y est très profond. Pourtant j’insiste encore une fois sur un fait: l’homme est super-création, comme je le montrais d’ailleurs dans mon livre Sur des traces anthropologiques. Par rapport à la nature, l’homme n’a pas que des raisons divines, bien qu’il les possède vraiment, comme il est écrit: «Dieu a pris la poussière de la terre...». Par conséquent, par cette poussière, nous avons, nous aussi, toutes les raisons que Dieu a fait emmagasiner dans la nature créée; nous avons toute la mémoire de la création. Mais le destin de l’homme est celui de transformer ces raisons en réponses envers Dieu, de les offrir sur un autel, autel qui rejoigne Dieu. L’homme a donc pour vocation cosmique la tâche de parachever une Liturgie, comme dirait Saint Maxime le Confesseur. Si ce n’est que par l’homme que le Fils de Dieu, dans son mystère, accomplit son acte liturgique de création du monde [10], c’est toujours par lui, par ses rituels, qu’on voit se produire l’élévation de la création en Dieu. Si Dieu a réalisé la métamorphose cosmique du monde, c’est-à-dire Il a créé un monde si ouvert et si large ou – pour parler en paraboles – si Dieu a écrit un livre de création, qui est l’Univers tout entier, alors l’homme lui aussi doit écrire un livre...
G. M. Donc il ne doit pas uniquement lire dans le Livre de la Création...
G. G. C’est exactement ça. Il doit aussi donner une réponse. Ainsi, nous devons nous présenter devant Dieu en Lui apportant un don. La tradition chrétienne, ayant à la base un texte de l’Apocalypse (21, 14), disait qu’on donnera à chacun une pierre sur laquelle il y aura inscrit un nom, et, dans une image iconographique plus ancienne on pouvait voir comment les anges et les saints tiennent quelque chose qu’ils offrent à Dieu. Donc si Dieu nous offre tout, même Son Corps et Son Sang, alors nous, à notre tour, devons Lui donner quelque chose. Même dans le folklore roumain on parle du «Prince Charmant né, le Livre à la main», Livre qui ne contient qu’une seule page écrite; c’est l’écriture de Dieu. La seconde page doit être écrite par l’homme. A l’heure de la mort, quand on se présente devant Dieu, on tient ce livre qui se trouvera à la base de notre «jugement» et, en même temps, on montrera cette image de réponse envers Dieu...Le mystère de l’homme se constitue et se dévoile non seulement dans la lecture du Livre de la création divine, mais aussi dans l’inscription dans ce livre de sa propre réponse, iconique dont je parle.
G. M. Donc «icôner» le monde signifie écrire ce Livre de réponse propre...
G. G. «Icôner» le monde signifie donner cette sacralité de réponse. Il faut insister: si Dieu nous a donné Son Image, qui est l’Image sacrée en soi, nous aussi, nous devons Lui donner l’image de notre sacrée. J’adore la parabole où l’on dit que le Fils de Dieu se présente devant le Père tenant le Livre de la Vie, et le Père, en ouvrant le Livre du Fils, Regarde et S’arrête notamment sur l’image la plus sacrée qui est l’Image de la Mère de Dieu. On dit que, grâce à cette image sacrée de la création, le Fils dit au Père: «Mon Père, il y aura des gens qui t’auraient aimé tellement, exactement comme est Notre amour!» Et l’amour est l’image la plus sacrée. Voilà pourquoi les saints sont des images iconiques de création; si on parle d’un sacré strictement Divin, on peut aussi parler d’un «divin» de création, d’un iconique de création. C’est grâce à cela qu’il est possible ce commun iconique, dans lequel le Divin peut S’incarner dans un iconique de création, et cette dernière peut «endosser» l’habit de l’iconique Divin qui se trouve au-delà de toutes les formes de la création. Le mystère de la transformation en icône est si grand...Si les mystiques antiques et actuellement les mystique néo-païennes parlent d’une spiritualisation, d’un passage, d’une sorte de «grâce sur-dimensionnelle», en sens chrétien, Dieu parle de Son Royaume. Pour certains, désirer l’état de Paradis, est pour l’homme une sorte d’apogée de l’égoïsme, ainsi que, désirer une sorte de vie (expérience existentielle) dans la distinction par rapport à Dieu, c’est pourtant quelque chose d’inférieur. L’état ultime ne devrait être, pour ce faire, une personnalisation, mais une dépersonnalisation [11]; ce serait aussi le vrai dévouement: annihiler son individualité, s’absorber dans le Divin. Mais en sens chrétien, le véritable dévouement ne signifie pas s’annihiler soi-même, parce que – si on le fait – quel serait le don à offrir à Dieu? Le vrai dévouement envers Dieu est d’offrir un don qui existe, et non pas l’un qui se perde, dans le sens du renoncement à soi. Le vrai dévouement est d’avoir le don, de le garder et pourtant de l’offrir intégralement. Ce n’est pas le perdre; parce que, au moment où il a été annihilé, il a perdu sa valeur même de don. Mais lorsqu’on possède la valeur, quand on sait qu’elle existe et qu’on l’offre totalement, c’est à ce moment là qu’on parle du vrai dévouement [12]. Nous ne parlons pas d’une impersonnalisation, mais d’une «super-personnalisation» qui est justement l’iconique.
G. M. Et une dernière question, mon pieux Père: on sait que pendant la Cène d’Emaus, Christ Se rend invisible au moment où on rompt le pain. Cela signifie peut-être que Sa présence eucharistique exclut la présence physique? Cette présence eucharistique est supérieure à la présence de la Personne du Fils avec l’Image, l’Aspect humain en entier, Auquel on peut s’adresser souvent par des gestes? Le Corps eucharistique est-il un Corps «sans Image», sans Visage? Ou bien l’homme est créé pour avoir naturellement besoin d’une présence invisible, accessible d’une façon gestuelle, d’une personne divine?
G. G. Cher Monsieur, tout d’abord, l’événement auquel vous faites référence est, pour ainsi dire, «historique». Il précède l’acte d’accomplissement du fils de Dieu – l’Ascension et la Place à droite du Père. Mais Il nous a laissé la modalité du sacrifice eucharistique où Il nous accompagnera « jusqu’à la fin des temps » (Mathias 28, 20); de cette manière, cette modalité eucharistique n’est pas une substitution de Christ, mais c’est justement la porte ouverte en permanence par laquelle nous avons accès au Christ et, davantage, par le mystère de l’Eucharistie – sans laquelle le Christ n’est pas Le vrai, mais seulement un passager, relatif (un avatar, s. n. G. M.), un Christ qui S’est uni avec la création, mais qui lui reprend ensuite ce qu’Il lui avait donné – on a aussi une nouvelle possibilité. Le Christ ne Se cache pas maintenant dans l’Image du Pain et du Vin, mais Il nous offre une autre possibilité: s’Il est venu et est apparu devant nous, maintenant nous devons Lui donner à notre tour une Image. S’Il nous a donné l’Image par l’Incarnation, Il est monté chez le Père et nous a laissé Sa ressemblance (c’est-à-dire sa présence eucharistique), à présent il faut que nous nous appropriions Son Image. Les vrais saints, lorsqu’ils reçoivent la communion, ils voient vraiment le Corps et le Sang ils voient vraiment le Christ. Nous prenons la communion, mais le fait de ne pouvoir Le voir met en évidence le fait que nous ne sommes pas arrivés à donner en nous un aspect au Corps du Christ. L’accomplissement dernier, en tant que préfiguration de l’Eschatologie est celui où nous, à notre tour, attachons une image au Corps eucharistique du Christ, rendu de nouveau dans l’acte de la Communion. Chacun communie individuellement et, si le Christ nous a donné Son Image, nous aussi, nous devons Lui donner la nôtre. Dans ce but il nous donne le Corps «sans Visage», pour que nous puissions Lui donner l’image [13]. C’est un très grand mystère... Moi, en tant que prêtre, je m’effraie à la pensée: «Seigneur, Vous me donnez Votre Image, mais moi, quelle image Vous donner?» Notre destin est de sonner une image au Christ en nous-mêmes (voir aussi le discours paulinien en ce sens), pour éviter la création d’un vide, d’une impuissance, d’une indignité [14]. Mais nous, dans la majorité des cas, nous recevons la communion dans l’indignité, mais nous prenons la communion grâce à la faveur et à la miséricorde de Dieu, parce que le Sauveur s’offre à nous gratuitement. Une communion dans la dignité signifie donner un visage à ce Corps christique, cette image véritable qui est destiné à chacun de nous par Notre Seigneur. Nous faisons preuve de dévotion dans notre indignité, pour que Dieu puisse «compenser» cette impuissance par Son sacrement. Il s’offre à nous, malgré notre impuissance...
G. M. En ce sens, dans l’Eschatologie il y aura lieu une rencontre face à face, c’est-à-dire une rencontre entre l’Image que le Christ nous a donnée et celle que nous Lui avons donnée?
G. G. Oui, la communion sera alors face à face, elle sera éternelle...
G. M. Et «plus vraie», comme le dit un chant du Canon de la Ressuscitation...
G. G. Justement. Voilà ce qui signifie «plus vraie»: le moment où on sera face à face, image contre image, mais toujours par l’intermédiaire d’une modalité eucharistique, vécue maintenant dans l’apparition complète de l’image, tant celui de Dieu que le mien, en se réalisant ainsi cet iconique d’union.
G. M. Je pensais à ce que vous écriviez quelque part, dans le Dictionnaire de l’hésychasme, à l’égard du fait que par la répétition du geste, on produit l’ouverture de la Porte du Mystère et l’entrée dans les choses sacrées...
G. G. Le geste, comme je disais avant, remémore notre image iconique qui n’est autre chose que ce «face à face». Et, à mesure que nous vivons ce geste, l’état de face à face commence à former l’image et, en lui donnant contour, on arrive à l’accomplissement, à la véritable rencontre. Maintenant nous nous trouvons face à face avec Dieu – et cela se réalise par son sacrement – mais il ne s’agit pas encore de l’accomplissement du dialogue visage contre visage. La vue n’est pas encore totale, directe. Lorsque ce sera le cas, alors on verra aussi l’accomplissement.
G. M. Je vous remercie, mon saint Père, pour l’amabilité de m’avoir accordé cette interview.
Le Saint Monastère de Frasinei, le 14 Avril 1999
Notes:
[1] Le père Ghelasie part dans ses considérations d’un arrière-plan idéologique commun en première instance à toutes les religions, annonçant en même temps la spécificité irréductible du paradigme chrétien qu’il va développer ultérieurement: si on fait l’inventaire de la morphologie des modalités de l’expression de l’expérience universelle, quiconque peut constater la préférence pour l’expression non-verbale (en l’occurrence, gestuelle), plus capable que le langage verbal de transmettre les significations multiples de l’expérience mystique. Le langage non-verbal du geste est une forme optimale de communication des données de l’expérience, surtout dans la relation maître-disciple; les mystiques préfèrent constamment le silence aux mots, silence qui est plus expressif que ceux-ci, de même qu’ils préfèrent l’exemplarité – communiquée par les gestes – à l’attitude envers la didactique verbale. Mais, alors que les spiritualités extra-chrétiennes (notamment les orientales) tendent vers une conception informelle de l’union avec l’Absolu, tout en percevant, à la limite, l’état de unio mystica dans les termes d’une situation ontologique qui ne peut plus s’exprimer ni même par les gestes, le christianisme fait du geste – vu comme langage de l’être par le corps – une forme d’expression indispensable dont on reconstruit le prestige, comme nous allons voir tout de suite chez Père Ghelasie, sur la réalité de l’Incarnation. Si Dieu «s’est traduit» Soi-Même (exegesato) dans le concret de la chaire par Jésus Christ (cf. Jean 1,18), le geste n’est plus un simple langage muet...
[2] Le Père Ghelasie propose une nouvelle approche anthropologique non seulement dans la perspective du paradigme grec âme (esprit)-corps; la modalité carpatique ne voit pas le mystère de l’homme premièrement dans cette dichotomie, mais dans l’intégralité de l’être humain comme être iconique. La problématique anthropologique est ainsi organisée autour du binôme être-image – structuré par le souffle-prise en charge de l’Archétype christique – et non pas autour du binôme platonicien âme-corps. L’homme est configuré comme être «en soi» dans la mesure où il porte (assume) l’Archétype christique d’Incarnation. De même, une telle précision évite les risques de certaines approches trop souvent spiritualistes qui misent trop – dans la démarche anthropologique – sur la réalité et «l’indestructibilité» de l’âme, en réduisant pratiquement l’homme à l’âme. Ce n’est pas en dernier qu’on remarque le fait qu’on évite aussi le dilemme de l’origine de l’âme (créationnisme ou traducianisme) en montrant qu’il faut concentrer notre attention, en fait, sur la structure ontologique dernière de l’homme, qui est le sceau de l’Image de Dieu.
[3] Par l’acte de la création, l’homme possède une sacralité iconique propre, base de l’élévation vers la ressemblance avec Dieu. Mais cette réalité iconique n’est pas un simple résultat de l’acte créateur divin – même s’il est relationnel – mais c’est un fonds ontologique sur les fondements duquel on peut construire le schéma relationnel de la personne humaine; c’est une construction mystérieuse où l’image iconique insufflé de Dieu à l’homme précède d’une façon mystique et «revêtit» l’aspect d’âme-corps, comme un «vêtement» de corps iconique (la consécution même des deux rapports anthropogenésiques de Création 1,27 et 2,7 le prouvent). Perdu comme une conséquence du péché, ce «vêtement» ne peut être récupéré que par l’avènement de l’Archétype christique. Le tracé ascétique de la vie chrétienne sera à ce moment une continuelle entrée en icône (en-image) des traits de ce Modèle iconique par un mystique modelage intérieur de la réalité du corps iconique comme «vêtement de noces» avec lequel on peut participer à la grande Cène de l’Eschatologie. Il est à remarquer que le Père Ghelasie rapporte les «vêtements de lumière» à l’intégralité âme-corps, et non seulement au corps. Par conséquent, le péché original a introduit une dégradation de l’âme et du corps et donc un certaine «mortalité» de l’âme (en accord avec la sentence biblique «on est fait de terre et dans la terre on retournera» – Genèse 3,19); ce qui pourtant reste après l’homme est cette image iconique reçue par souffle divin, défiguré à son tour dans la mesure où il s’éloigne de Dieu. De même, la Résurrection du Christ restaure et accomplit l’être humain dans son intégralité – âme et corps. En outre, notons que la vision anthropologique exposée par le Père Ghelasie évite élégamment toute tentation hérétique située entre apollinarisme et dokétisme; toutes les hérésies christologiques de cet intervalle ont eu pour origine l’essai d’intégrer l’enseignement sur l’Incarnation dans le modèle anthropologique classique grecque. En appliquant le paradigme dichotomique de celle-ci, la conclusion ne pouvait être autre que, en se glissant dans l’être humain, le Logos doit disloquer ou perdre à cet endroit quelque chose (pour le fait justement de ne pas être une sorte d’adjonction à la nature humaine accomplie comme âme-corps), qu’il s’agisse de la partie rationnelle de l’âme humaine (apollinarisme), ou du corps en soi (dokétisme) En percevant pourtant l’homme comme étant une structure iconique, où l’image («le vêtement de corps iconique») «revêt» d’une façon unitaire et distincte l’âme et le corps, l’anthropologie carpatique propose une lecture de l’Incarnation comme avènement naturel de l’Archétype qui, sans rien disloquer de l’être humain, le reconfigure du point de vue iconique en même temps que l’âme et le corps. Autrement dit, dans cette perspective on voit apparaître évidemment le sens de l’Incarnation comme En-Humanisation.
[4] Le Père Ghelasie condamne le religieux schizoïde spécifique à l’homme post-paradisiaque, dans laquelle on trouve une disharmonie entre l’expérience mental-psychologique et la dévotion corporelle. Le signe ad extra de cette fracture est le divorce – constaté dans l’espace religieux chrétien – entre la mystique et le rituel: soit l’expérience mystique exclut les formes du rituel, en cherchant la libération dans un plan trans-dévotionnel, soit le rituel se charge d’une dominante presque magique, efficace en soi, jetant dans l’ombre la participation mystique et l’union avec le Divin. Par la mise en lumière de la nouvelle réalité du geste iconique comme modalité d’expression intégrale de l’être humain, le christianisme annule la tension établie entre le rituel et la mystique, présente dans les autres religions à des degrés différents.
[5] Par la création, l’homme est, par conséquent, un être iconique, syntagme qui sous-entend et en même temps dépasse (il est incommensurable par) la dichotomie âme-corps. En fructifiant de nouveau le principe de l’analogie, le Père Ghelasie ouvre un nouveau sujet, particulièrement subtile, de l’homme à «double visage» - déité et ipséité à la fois. Entendons-nous sur le fait qu’il ne s’agit par d’un dédoublement ab initio de l’être humain, mais d’une fondation iconologique authentique de celui-ci, développée ultérieurement comme une réalité dialogique. L’iconique, chez le Père Ghelasie, a le sens d’un équilibre unitaire entre l’image divine et humaine. Sur cette base, on constate qu’il y a dans l’homme en permanence un dialogue entre l’imago Dei et l’imago ipsi, cette dernière se constituant comme une altérité dans la mesure où elle retrouve par le dialogue l’identité dans la première, de manière que l’homme n’est pas uniquement un simple reflet «en miroir» de Dieu. Mais ce dialogue ne se produit pas dans un vide, mais dans l’atmosphère de mystère du rituel. L’homme apparaît ainsi dans la même mesure dépendant de l’acte créateur et providentiel de Dieu, mais aussi librement constitué comme existence autodéterminée (autexousia), ayant devant lui la possibilité d’une infinie déification. L’élévation ontologique de l’homme est structurée d’une façon rituelle et ne conduit pas à l’identification indistincte avec l’Etre, mais à l’unité en distinction due justement à « la dialectique » très subtile entre l’imago Dei et l’imago ipsi.
[6] Le Père Ghelasie dit que, dans la mystique iconique-carpatique, le geste l’Alpha et l’Oméga du chemin de l’ascèse qui mène à Dieu. L’expression de l’homme dans son dévouement envers le Créateur commence avec le geste de reconnaissance encore non-explicité, résultat de la mémoire iconique-ontologique du Divin, conservé par notre être, mais qui est prioritaire par rapport aux formes explicites – verbales d’expression. Celle-ci continue avec la réponse – concrétisé tout d’abord par le mot et par la dénomination, mais structuré toujours comme un geste rituel – qui est «le relationnel» de l’homme avec Dieu, comme l’appelle le Père. Enfin, l’expression s’accomplit avec le silence dans l’union de la communion/de la participation réciproque (le silence apophatique de la mystique classique) qui est «la rencontre au plus haut degré». Il faut remarquer en plus la nuance gestuelle que le Père Ghelasie imprime à l’apophatisme même. La réalité apophatique, que Denys l’Aréopagite nommait paradoxalement «obscurité super-lumineuse (hyperphotos gnophos)», est appelée dans la mystique iconique-carpatique «geste de réception et d’accomplissement dans lequel le mystère ne peut plus s’exprimer par des mots », parce qu’elle trouve son expression dans l’accomplissement même. Comme un feedback biblique de ce paradigme gestuel, on peut dire que – dans l’état paradisiaque – Adam reçoit son empreinte: il est assis dans le jardin de l’Eden – cette disposition étant la monture de l’homme dans sa qualité de «liaison naturelle» de la création (physikos syndesmos), comme dit le Saint Maxime. Cela rend possible son orientation gestuelle-théocentrique, de reconnaissance préliminaire de Dieu. Ensuite, sur cette base, il nomme les êtres – événement non seulement de lecture noétique des raisons divines trouvées dans les êtres, mais un véritable discours gestuel: Dieu amène les être à Adam, comme un don, et il les nomme dans un geste de réponse-offre eucharistique, dans un rituel liturgique auquel manque pourtant l’accomplissement, étant donné que Adam ne trouve pas une aide convenable. Enfin la création de la femme issue de la côte d’Adam, dans son sommeil extatique, a pourtant une connotation gestuelle-eucharistique: les Pères notent la symétrie mystique entre cet épisode et le prototype de la naissance de l’Eglise par la blessure faite dans la côte du Christ. En outre, le sommeil adamique anticipe l’atmosphère de ce silence gestuel-apophatique de l’union avec Dieu qu’Adam lui-même n’a pas réalisée.
[7] En synthèse, la consécution mystico-anthropologique de l’ascèse basée sur la centralisation du geste serait la suivante: souffle divin – image de l’Incarnation christique – la vocation de l’homme d’être autel de l’Incarnation ce qui lui permet ce geste initial de reconnaissance – le geste rituel comme base de l’expression par la parole et par d’autres modalités – la rencontre finale avec Dieu dans un apophatisme du geste. L’axe central est la liaison entre l’Incarnation et l’autel, ensuite entre ce dernier et le geste; le geste sacré est fondé sur le mystère même de l’Incarnation du Fils Qui est de cette manière un Archétype gestuel (voir ci-dessous). La personne humaine a comme fond d’expression le rituel gestuel qui la «super-personnalise», en mettant en évidence pleinement ses possibilités existentielles. Le geste est, en ce sens, prioritaire par rapport au mot, étant une expression – comme je disais – plus complète; en outre, la relation geste-parole peut être assimilée, au niveau anthropologique, au dernier des êtres et des énergies.
[8] Le Père Ghelasie apporte une critique à la «sciento-théologie» qui se hâte de légitimer un langage et une problématique qui remontent aux sciences contemporaines. Bien qu’aujourd’hui même, on soit arrivé par l’intermédiaire de ces sciences à des découvertes remarquables surtout dans le monde du microcosme, le transfert et l’interprétation non-critique de ces résultats dans une perspective philosophique et théologique comporte le risque de la réitération d’une pensée panthéiste dans laquelle le monde soit considéré comme «la grande chaîne de l’Etre» accrochée à l’Absolu. Un tel paradigme a été et est inconcevable dans le christianisme, incompatible surtout avec la mystique iconique où on met l’accent sur l’altérité existentielle de la création et sur la rencontre réelle avec Dieu. Au danger actuel de migration de la religion – par peur du matérialisme et sous l’incidence des sciences de l’information – vers un spiritualisme d’évasion, le Père oppose le mystère de la «matière comme réalité destinée à l’éternité».
[9] En nous rappelant la succession des étapes de l’ascèse gestuelle (vide supra, les notes 38, 39), le Père Ghelasie met l’accent sur la dominante rituelle de l’expérience mystique du christianisme. Cette expérience est – comme je disais ailleurs – vue légitimement comme une ritualisation essentielle, comme une transposition dans la dimension de l’intériorité du paradigme formateur du rituel liturgique. Tout, dans le christianisme, commence et finit sous les auspices du rituel, et cette perspective que le Père Ghelasie propose ne constitue une grille herméneutique unilatérale, ni un langage métaphorique, mais il en est un de type ontologique: faire du geste l’autel sur lequel on s’offre soi-même pour offrande représente l’acte dévotionnel parfait, total, c’est l’accomplissement de l’humain à la rencontre avec le Divin. Le propre autel, configuré par le geste, est le fondement sur lequel le chrétien construit les autres modalités de prière; il gagne ainsi une construction orante (voir plus loin), notion qui désigne le corrélatif naturel de la condition eucharistique dont le Père nous a parlé dans l’interview précédente. Plus précisément, l’effort ascétique du chrétien est celui de se transposer soi-même dans l’état d’être orant, d’offrande intégrale et pure (sans péché, comme l’annonce prophétiquement partout le Vieux Testament), pour que Dieu le métamorphose dans un être eucharistique par la combustion non-dévorante du Saint Esprit.
[10] Dans le sens que le Fils accomplit l’acte de création du monde comme don offert au Père, dans la perspective de l’acception et la responsabilisation iconique de l’image d’Incarnation.
[11] C’est surtout le cas des mystiques orientales, où on ne peut concevoir l’état de libération (mokcha, nirvana, kaivalya, etc.) comme un état individualisé, d’altérité envers l’Absolu. Pour ce fait, comme soulignait le Père Ghelasie, ces mystiques perçoivent l’état même de Paradis comme étant temporaire et inférieur à l’état de libération. Tout de même, il faut dire que l’intuition de l’Orient concernant la nature trans-individuelle de l’état final est correcte; Le Père montre seulement que la Révélation chrétienne a mis en évidence le fait que cette situation ontologique trans-individuelle est comme une «super –personnalisation». En subsidiaire, on critique la tendance de la théologie actuelle d’identifier la personne avec l’individu, avec l’hypostase manifeste de l’humain. Or, le discours du Père Ghelasie va justement dans la direction de l’affirmation de la personne comme événement en-statique.
[12] Le signe de ce que le Père appelle «super-personnalisation» de l’homme est le fait que le don garde sa valeur pour de bon, il l’augmente même par l’acte lui-même d’offrir et de recevoir. Il ne perd pas son altérité, mais l’augmente dans ce flux continuel d’offre-réception. C’est justement le sens de l’ecténie liturgique: «Offre-leur les dons célestes au lieu de ceux terrestres, les choses éternelles à la place des éphémères!». Par le dévouement, le don se charge d’une valeur éternelle et confère à la fois de la valeur et de l’identité («super-personnalité») éternelle à celui qui offre. Le don reste un éternel espace du dialogue et de la rencontre parce qu’il est, simultanément et paradoxalement, gardé par celui qui l’offre, dans le sens qu’il garantit in aeternum son identité irréductible, mais aussi offert totalement, parce que le donneur lui-même devient offrande. Le dévouement, «super-personnalise» le donneur en égale mesure, tout en promouvant l’ipséité de celui-là (cette imago ipsi), mais il le convertit en offrande conformément à l’image du sacrifice total, christique, en l’accomplissant comme imago Dei.
[13] Le Corps et le Sang eucharistiques que nous recevons par la Communion sont comme une «matière première», comme un ferment de notre configuration eschatologique. Les Saints Sacrements trouvent en nous le sceau de l’Archétype christique que nous avons reçu au moment de la procréation et Que nous avons renouvelé par le Baptême et qui théo-construit en guise de réponse propre notre être par la pâte du Pain et du Vin. Pour ce fait, on peut encore dire que notre condition eucharistique prépare celle eschatologique. Nous pourrions, de nouveau, associer ce parcours graduellement ascendant de l’être humain dont parle le Père Ghelasie en termes liturgiques, condition iconique (constitution orante) – condition eucharistique – condition eschatologique, au gradient ontologique maximien, existence simple (to einai) – existence éternelle (to aei einai) (cf. Ambigua 157, trad. cit., p. 332). Si, chez Maxime, la progression au long de ce tracé se réalise par l’exercice de la volonté qui avance de la puissance (potence), par l’œuvre, vers le repos, pour le Père Ghelasie le gradient s’achève et s’exprime par des gestes: geste de reconnaissance – geste de réponse – rencontre/repos dans l’apophatisme du geste.
[14] Dans ce contexte, le péché équivaut à une mutilation de l’Image du Christ, à un levain jeté au visage de Celui-ci
Traduit de roumain par Sonia BERBINSCHI
Bucarest, 2005
(materiel publié dans la langue roumaine dans le volume „Părintele Ghelasie de la Frăsinei, Iconarul Iubirii dumnezeieşti” (Père Ghelasie de Frasinei, l’iconologue de l’amour divin, Éd. Platytera, Bucarest, 2004, pp. 112-134)
Copyright: Éd. Platytera
La version roumaine (originaire).
La version anglaise.
luni, 26 aprilie 2010
Dialogues «diogéniques» avec le Père Ghelasie (II): "Le rituel iconique" (trad. par Sonia Berbinski)
(Interviews réalisées, adaptées et commentées par le doctorant en théologie Gabriel Memelis)
Gabriel Memelis: Mon honoré Père Ghelasie, dans une discussion antérieure, vous nous avez fait une très utile introduction dans le hésychasme roumain ou carpatique dans ce qu’il a de particulier. Vous nous faisiez remarquer à cette occasion que notre mystique autochtone se caractériserait par un accent particulier mis sur l’icône et la représentation iconique. Et quand vous dites «icône», vous ne vous rapportez seulement au sens athonite de ce terme selon lequel l’icône garde en soi une sorte de «métaphysique transfiguratif», se constituant en un symbole ou une modalité «de passer à un spirituel de l’esprit au-delà de la matérialité commune». L’iconique carpatique, comme vous disiez, est la révélation d’un mystère»: celui de l’Incarnation, de la cohabitation de l’esprit marqué par la grâce avec la partie matérielle-corporelle. L’icône devient ainsi un foyer, un autel, une sorte de «pré-imagination eucharistique».
Tout cela fait que la mystique roumaine (carpatique) soit premièrement une mystique de l’icône et, implicitement, une mystique à caractère prégnant eucharistique, qui est à la recherche de la réactualisation chez l’homme de l’image iconique-eucharistique: l’homme doit entrer dans «le processus de transformation eucharistique». En voilà l’importance immense que Vous accordez au rituel liturgique par lequel se réalise cette transformation eucharistique de l’homme. Et en ce cas, la pratique iconique que vous recommandez consisterait non tellement dans une intensification de l’effort mental, mais dans l’introduction «dans une sacralité qui rend la condition de la normalité».
Pour ces raisons, je désirerais centrer cette nouvelle discussion sur l’aspect du rituel et de la liaison entre le liturgique et l’ascétique. Pour commencer, je voudrais vous demander: où est-ce que ce rituel puise ses racines ontologiques? Peut-on parler, par hasard, au niveau de la Sainte Trinité de l’existence d’un rituel compris dans le sens que les relations entre les Personnes Divines pourraient être considérées dans la perspective du rituel? Que signifierait un tel rituel dans la Trinité et quelle serait sa relation avec «le rituel de réponse» de la création?
Gheorghe Ghelasie: Mon cher Monsieur, en tant que théologien, vous savez mieux que n’importe quel autre que parler de la Divinité est, dans notre théologie chrétienne, un problème assez délicat. Cela est dû au fait que les Saints Pères mettent l’accent en particulier sur le fait qu’on retrouve la Divinité au-delà de toutes ses représentations, de tous ses attributs et de tous les rapports (analogies) qu’on peut faire. Malgré tout, nous devons comprendre que la Divinité ne se cache pas, comme dirait Blaga, mais procède justement à cette descente... Raison pour laquelle j’insiste tellement (sur l’Incarnation), parce que – au sens théologique chrétien – la Divinité est apophatique, mais Elle fait une chose extraordinaire : Elle vient au devant de la création, même si la création ne connaît pas (ontologiquement parlant; s. d. G. M.) la Divinité.
Ce qu’il faut encore comprendre – chose sur laquelle je veux insister en particulier – est justement la mode d’existence de la création. Enfin, nous n’y revenons plus, parce que nous avons déjà discuté dans l’interview antérieure... Mais le problème délicat de la spécificité carpatique que j’essaie de souligner est exactement le fait qu’entre la création et Dieu il y a un rapport d’intermédiation. Dans quel sens? Dieu arrive dans la création, mais celle-ci ne peut pas l’accueillir parce qu’elle a la condition de création. Malgré tous les efforts de Dieu de se montrer, la création ne peut par Le voir. A cause de sa condition ontologique, la Création, en dépit de ses désirs, n’a pas d’accès (direct) et ne peut voir Dieu. Et alors tout cela justifie l’accent que je mets sur cet «iconique» par lequel la Divinité revêtit quelque chose de créé [1] apparenté, il semble, à la création et, par cette parenté, la Divinité peut Se révéler.
La théologie des Saints Pères met en évidence notamment les énergies ayant la source dans la grâce, non-créées. Dans le sens iconique carpatique je mets l’accent sur l’image christique. Car la grâce elle-même est divine, toujours inaccessible, en un sens, à la création; par conséquent il existe nécessairement ce quelque chose d’apparenté, et la parenté n’est faite que par Dieu. La grâce n’est accessible au gens que par le Christ, elle n’est pas accessible directement (cf. Jean 1, 17). Il y a des personnes qui veulent faire une théologie directe de la grâce, après quoi ils veulent faire du Christ Lui-même une sorte de «produit» de la grâce, ce que je ne me hâte pas de confirmer... Mais j’insiste sur le fait que ce n’est que cet iconique dont vous parliez, mon frère, qui est ce mystère de cohabitation du Divin et de la création.
Et maintenant il faut comprendre encore une chose, un problème qui se pose avec gravité et d’une façon impérieuse: la Divinité – par le fait qu’elle donne à la création la condition d’image ressemblante (et je vois la ressemblance toujours comme une catégorie d’être, mais d’être créé, et non pas d’énergies) – confère une grande importance à l’inter-personnalisme inter-existentiel dont je parle. Mais il faut comprendre que l’inter-personnalime n’est pas un simple inter-êtres qui pourrait glisser dans le soi disant panthéisme de mélange des êtres. On sait clairement que l’être Divin et l’être de création ne peuvent se mélanger d’aucune façon. Les Antiques disent que l’être de création doit s’absorber dans l’être Divin, mais chez nous, il ne peut s’agir à nul prix de panthéisme. Le mystère de la Personne Divine est justement celui d’avoir pu assimiler (d’une façon distincte et sans se mélanger) deux natures. La Personne [Divine du Fils] peut aussi «prendre l’habit» de l’être existentiel de création. Et à cet instant elle peut faire cet iconique; les «débordements» Divins dans la création ne doivent pas être pris uniquement comme des énergies de la grâce, mais il faut les voir tout d’abord comme modèle iconique dans le sens de la descente de la grâce, qui fait déjà une sorte d’inter-personnalisme Divin-création. Et alors, de cet iconique apparaissent, dans toute leur splendeur, les qualités et les attributs de la grâce. Certains individus mettent en avant les énergies de la grâce et à la fin la nature christique... Je ne sais pas, je ne pense pas qu’il s’agit d’un écartement du dogme si j’insiste sur le fait qu’on assume tout d’abord l’image christique [par le Fils de Dieu], une assimilation de nature existentielle de création dans laquelle la Personne du Rédempteur est en plus apophatique – s’agissant de Dieu – mais en même temps je ne peux parler de cataphatique dans le sens uniquement des énergies ou de simples attributs, parce le fait d’assumer la création par le Rédempteur n’est pas un simple attribut de la Divinité. [2]
C’est un mystère extraordinaire cette possibilité de réaliser cette parenté entre la Divinité et la création. Puisqu’on sait bien, le problème le plus difficile de la philosophie est le suivant : comment peut-on faire la liaison entre le Divin et la création, entre le non-créé et le créé ? Les Antiques ont offert la solution panthéiste, dans laquelle Dieu est le seul être (le seul comme densité ontologique significative, n. s. G. M.), et la création n’est qu’une transposition énergétique, panthéiste à la fin. Ainsi, entre le Divin et la création ne peut se produire aucune rencontre réelle. La Divinité ne réalise qu’une illusion de la création, et la création doit se déstructurer pour donner au Divin l’occasion de revenir à son véritable état. Au point de vue chrétien, le Divin ne peut passer en quelque chose de non-Divin, mais la Divinité fait – paradoxalement – même une sorte de « auto-dépassement » (de ek-stase, n. m. G. M.), en assumant aussi une autre condition, une condition de création. Les théologiens insistent beaucoup, et à juste titre, sur la partie énergétique-grâce pour éviter le panthéisme. Les Saints Pères se sont longuement pris au panthéisme antique, et il fallait trouver ce relais entre le Divin et la création. Mais il faut comprendre que, dans le contexte de la théologie actuelle, on dilue excessivement le christique et on peut de cette manière tomber dans une sorte de panthéisme empreint de grâce. [3]
Si les Saints Pères ont montré qu’il est impossible d’avoir un panthéisme existentiel entre le Divin et la création, on peut tendre à présent vers la dilution du Christ dans ses attributs issus de la grâce, et on peut finir par confondre Christ lui-même avec la grâce. Tout est grâce et on arrive de cette manière à une sorte de christianisme empreint de grâce...Mais la grâce est justement l’éclat et l’aveu du christique. Ce n’est pas lui celui qui produit le christique. C’est de la grâce qui provient de l’iconique et ce n’est pas l’iconique qui en est le produit. Je crois que cette chose ne peut être considérée comme une hérésie mais plutôt une théléogumène ou un élargissement théologique.
Les Saints Pères, dans le contexte de la spiritualité de leur époque, ont cherché, avant Saints Grégoire Palamas et même plus tard, à parler d’un être par la grâce, afin d’éviter justement le panthéisme de l’existence. Il est absolument nécessaire à présent d’arriver à une théologie de la grâce par l’être, c’est-à-dire ne pas perdre l’être, caché loin de manière à ce que tout ne soit qu’énergie et grâce et cela dans le contexte actuel surtout caractérisé par ce néo-paganisme qui amène une mystique énergétique. Cela pourrait signifier que le christianisme, dans un certain sens, n’est plus autre chose qu’une mystique énergétique...
Moi, – dans mes écrits ayant pour titre L’image de la Mère de Dieu et Le Logos christique – j’ai insisté sur le fait que le Fils de Dieu, en tant que modèle et comme relais avec le monde qu’il construit dans ce plan pré-christique, assume une existence de création. Aussi peut-on parler d’un être «en soi» de création, non dans le sens de confusion avec le Fils de Dieu, Qui reste un être divin, mais dans celui de la création est le fils de Dieu qui a assumé aussi une existence de la création. C’est justement cet iconique dont je vous parle. Ainsi, l’être de création est justement ce Mystère Divino-création. L’être de création n’est pas, par conséquent, un simple être... Le mystère y est tellement grand...
G. M. C’est un être iconique...
G. G. C’est un être iconique dans le sens qu’il représente tant la prise de responsabilité pour le Divin par la nouvelle création que, en même temps, la responsabilisation de la création par le Divin! Parce que, dans cette image pré-christique, ce n’est pas uniquement le Fils de Dieu qui assume la création, en assumant l’image de création, mais Dieu Lui-même assume quelque chose de la Divinité [4], autrement il n’y aurait aucune liaison authentique (dans le sens de la réciprocité, s. n. G. M.; voir aussi la note 7 de l’interview antérieure). Voilà le mystère de l’Image christique qui est n’est pas répétable, qui est unique, mais elle est imitable par le Christ...
G. M. Oui, c’est une réciprocité... Mais je voudrais qu’on revienne au problème du rituel...
G.G. Maintenant, après avoir insisté sur cette acception de l’iconique, il faut préciser que la théologie chrétienne, par rapport à d’autres religions, a cette Révélation surnaturelle, comme elle est nommée dans les manuels de Dogmatique. Le Fils de Dieu, par cette Révélation, nous découvre aussi quelques repères concernant les choses divines, au-delà de tous les aspects que prend la création...
G. M. Dans une perspective théologique, comme dirait...
G. G. C’est exact... Et en ce cas, comme on parle de la Sainte Trinité, on voit que la découverte de ce Mystère ne consiste pas dans l’affirmation que la Trinité est une sorte d’attributs comme soutiennent également le mystiques énergétiques [5]. La Trinité ne consiste pas dans des attributs énergétiques; si on croyait cela, rien ne resterait de la théologie chrétienne... Il faut comprendre que les Personnes de la Trinité ne sont pas des attributs, mais des existences. Et si le Fils de Dieu rappelle toujours du relationnel Trinitaire – Lui, le Père avec le Saint Esprit – cela signifie que cette vie intra-trinitaire, intra-existentielle est celle qui se répand ensuite par le Christ, dans la création. Donc le Fils de Dieu fait cette descente de la Divinité en déversement, et nous la « traduisons » dans le sens du rituel.
Mais que signifie le rituel? Nous n’allons pas nous attarder longuement sur la notion en soi, puisque dans le christianisme le rituel a acquis d’autres valences et ouvert d’autres sens. Nous allons dire uniquement que le rituel est le relationnel sacré qui n’est pas un simple geste ou une simple attitude, mais c’est la vie en soi de la Divinité qui est plus qu’un simple mouvement... [6] C’est un mystère tellement grand et nous utilisons ce mot, «rituel», mais il faut comprendre qu’entre les Personnes Divines ne peut exister un rituel ordinaire, un relationnel ordinaire, mais l’un dans le sens de la sacralité absolue, de la sainteté et de la spiritualité absolue.
Voilà la raison pour laquelle, après la Révolution chrétienne, on dit que Dieu-Père Le Non-créé donne vie au Fils et engendre le Saint Esprit. Ces relations sont «traduites» par nous en termes caractéristiques à notre existence, comme repère du rituel Divin. La Naissance et la Procession que nous ne pouvons pas imaginer mais que nous ne prenons, je répète, que comme des repères, ont leur partie de retour où le Fils et le Saint Esprit font la dévotion envers le Père Saint. [7] C’est dans ce sens que j’essaie de parler d’un rituel divin en soi. Qui plus est, on dit que – dans la Divinité – tout ce qui compte est l’amour du Fils. Toute la Divinité n’est rien d’autre que l’amour de l’Image du Fils. La Divinité du Père Saint est l’amour envers son Fils, et le Saint Esprit est l’amour enflammé du Fils envers son Père. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que l’Image du Fils est le « mobile » même dans la Divinité – tant que nous pouvons dire en disposant de ces repères – de l’amour envers le Père, de l’amour dans le sens d’Image du Fils. Cette Image est la vie divine elle-même.
Le Fils de Dieu, par le fait d’assumer aussi une existence de création, verse tout son amour de Fils dans un amour de Fils de création (Il est le « double » Fils pour ainsi dire). En même temps, Il répand, par cela, l’image de la vie de Dieu, parce que l’amour du Fils est l’amour envers le Père. Le Fils de Dieu vient et répand, nous scelle l’image du Fils, mais en même temps nous élève et nous emmène vers l’amour du Père. Et en ce cas on peut dire implicitement que notre rituel iconique a pour origine ontologique ce mystère de la vie intra-divine. Nous désirons ne pas être compris dans le sens gnostique, mais nous devons dire que nous avons des repères par lesquels le Fils de Dieu partage avec nous des réalités vraiment spirituelles, Divines.
G. M. Ce qui est clair et je crois avoir compris de Vous, c’est que le terme de «rituel» est plus adéquat pour parler des emplacements interpersonnels Trinitaires que celui de «relation» au sens philosophique ou psychologique...
G.G. Mon cher Monsieur, j’associe beaucoup le rituel avec l’iconique sur lequel j’ai insisté depuis notre discussion. Le rituel n’est pas un simple relationnel, mais un commun qui apparaît après l’interrelationnel. Le rituel ne se produit que si le rationnel est fait par les deux parties, après quoi les réponses des deux parties s’unissent en en constituant une seule réponse. [8] Le rituel n’apparaît pas lorsqu’on fait un simple geste rituel envers quelqu’un, c’est un simple relationnel; le rituel implique une bilatéralité – l’autre doit faire le geste à son tour et ensuite, encore plus, les deux gestes doivent se réunir dans un geste commun [qui ne les annule pas]. Ce commun, que j’appelle iconique, est exactement le rituel. C’est pourquoi dans le christianisme on met un grand accent sur le rituel liturgique qui se développe dans le commun eucharistique, dans ce commun où se réunissent l’amour de Dieu avec les réponses de l’amour de la création.
G. M. Tout en changeant d’une certaine façon l’orientation de notre dialogue, je voudrais remarquer, Mon Père, le fait qu’il y a dans la théologie scolaire une séparation faussement métaphysique entre le «plan théologique» et le «plan iconomique». Comment peut-on poser, dans la pratique liturgique iconique, ce problème ?
G. G. Mon cher Monsieur, nous savons très clairement qu’il faut partir de cet absolu de l’amour de Dieu. C’est un amour tellement grand que son irruption dans la création assume implicitement la soi-dite iconomie. Dieu ne fait pas uniquement une simple création, mais, en même temps, dans l’immensité de son amour, Il l’assume et Il lui accorde la providence au sens de préoccupation, de conservation. Le Fils de Dieu, en répandant Son amour de filiation, assume en même temps une œuvre. Il faut comprendre le fait que la création, malgré ses efforts, ne pourrait pas s’élever par soi-même à la hauteur de la Divinité si Christ n’existait pas. Lui, Il est l’amour. Et en ce cas cet effort christique d’élever aussi la création au niveau de la communion avec le Divin peut être considéré comme étant iconomie. Ce qui plus est, c’est encore le péché qui est intervenu, raison pour laquelle le Fils assume encore un travail supplémentaire, celui de la rédemption. Dans ce plan de la rédemption on peut parler de l’iconomie et les Saints Pères sont motivés d’y insister beaucoup. Le péché a affecté, dans une certaine mesure, l’image de création qui doit être refaite, rétablie.
G. M. Croyez-vous qu’il y ait une similitude, du point de vue du rituel, entre ce «qui se passe» entre les Personnes de la Sainte Trinité et ce qui se passe entre Elles, d’un côté, et la création, de l’autre côté?
G. G. On ne peut parler en ce sens même, puisque le fonds de la création est l’image de filiation, alors que dans l’être divin – après la révélation chrétienne – il s’agit de ce mystère impénétrable de la Trinité. La vie de création est une vie de filiation par laquelle on participe à l’amour du Père Saint et à l’amour du Saint Esprit. Mais quelle est l’image en soi de la Vie de la Trinité? Cela dépasse tous les repères... On ne sait que ceci : l’amour de filiation – qui est notre fond de création, c’est la personnalisation de notre vie de création – nous pousse à participer à l’étendue de l’amour Trinitaire, sans pour autant embrouiller les choses...Le rituel, pour nous, les chrétiens, doit être considéré dans ce sens liturgique, où le Fils de Dieu et le Saint Esprit font un « double » rituel : l’un dans le sens d’existence, qui est apophatique aussi au-delà de la création, l’autre où se répand en permanence l’amour divin dans la création. En même temps Ils prennent l’amour de la création et n’en font qu’un. Le Fils et le Saint Esprit se donnent à ce rituel de l’amour divin. Saint Maxime le Confesseur met particulièrement l’accent sur le fait que notre liturgique n’est pas un simple liturgique, mais il est cosmique, super-cosmique et bien après terrestre... Toutes les choses sont en relation... Le Fils et le Saint Esprit font Eux-Mêmes ce rituel en soi (en être, n. s., G. M.), après quoi procèdent au rituel cosmique, liturgie céleste, en faisant ne même temps cette union avec la liturgie terrestre. De cette manière, on réalise, dans cette union, à un moment donné, le commun dont je parlais avant. Voilà pourquoi la Sainte Eucharistie a des dimensions à la fois terrestres, cosmique, super-cosmiques... [9] Il est nécessaire d’insister longuement sur cette image iconique de la Sainte Eucharistie.
G. M. Par conséquent, si je comprends bien, les deux rituels – intra-trinitaire et le rituel...
G. G. ne parlons pourtant pas trop du rituel intra-trinitaire...
G. M. Le rituel que le Fils le fait dans la Trinité...
G.G. Mon cher, nous devons comprendre d’une façon très nuancée cet aspect : le Fils ne fait pas dans la Trinité un rituel dans le sens habituel qu’on donne à ce terme. Cela pourrait mener à des malentendus... Le Fils de Dieu, avec le Saint Esprit qui «actualise» en permanence la vie divine en soi – dont on peut dire, entre guillemets, que c’est le «rituel» même, au-dessus de toutes nos qualités ou attributs ou tous nos concepts – déverse ce « rituel » vers nous, en nous y permettant ainsi notre participation. Et avec ce «rituel», comme origine, nous pouvons faire, à notre tour, notre liturgique. Sans cela nous ne pouvons pas le faire.
G. M. Et les deux rituels se rencontrent par conséquent dans l’icône du Fils?...
G. G. Ce n’est pas dans l’icône du Fils, mais dans cette icône commune qui est eucharistique. Dans notre liturgie chrétienne il n’existe pas uniquement le christique, mais aussi la descente du Saint Esprit. Le christique, il existe, mais en même temps il existe aussi la liturgie de l’Eglise, des fidèles. Donc, tout se réunit... Plus encore, il y a aussi la liturgie cosmique (céleste), qui participe à cette union. L’Eucharistique a maintes dimensions et nous ne pouvons par le réduire à l’une d’elles uniquement.
G. M. Si vous pouviez nous dire dans ce qui suit, Mon Père, si on peut parler – à cet instant de la discussion – de l’existence d’un philocalique liturgique. C’est-à-dire, est-il possible de faire une herméneutique du sentiment liturgique de la même manière que l’on a fait les Pères dans le cas de l’existence ascétique? Et si c’est le cas, nous vous prions d’expliquer avec plus de détails ce que vous comprenez par image eucharistique iconique. Quelle est la parenté entre le rituel et l’image iconique, entre la liturgie et la pratique iconique?
G. G. Si vous m’avez suivi avec attention, les réponses ont été déjà données partiellement... Mais, pour être plus clair, je vous dirai que la modalité iconique sur laquelle j’insiste ne doit pas être regardée comme étant une autre théologie, comme d’ailleurs on m’accuse souvent... Ce n’est qu’une spécificité, dans le même sens que la spécificité sinaïque, athonite ou slave. Dans la spécificité carpatique, on remarque justement cet iconique, où le grand mystère ne consiste pas seulement dans le fait que Dieu a créé le monde afin de l’entraîner dans le Déification, mais c’est un élargissement, un ouverture encore plus grande : la relation entre Dieu et la création ne se réduit pas à ce relationnel, à cette accessibilité, mais c’est le mystère du Royaume de Dieu, du commun, de cette union et de cette cohabitation entre Dieu et la création, de cette rencontre réelle. C’est une question très délicate. Beaucoup de penseurs se laissent proie à une théologie où il ne s’agit pas d’une rencontre réelle entre Dieu et la création, mais uniquement d’un simple relationnel par lequel la création participe à des réflexions, à des transpositions de la Divinité et c’est un peu tout...
Or, au sens carpatique, la Divinité peut communiquer avec l’être de création, mais sans s’y mêler; l’être de création peut participer, par incarnation christique – c’est-à-dire par le Christ – à cette parenté [10] avec l’être Divin, en vertu justement de l’existence de ce commun dont je viens de parler. Par conséquent, l’iconique est ce commun entre le Divin et la création. Voilà le royaume des Cieux. Le Paradis n’était qu’une sorte de relationnel entre le Divin et la création, alors que le Royaume des cieux représente déjà une rencontre, une interpénétration. [11] On peut parler d’une sorte de périchorèse entre Dieu et la création, non pas en sens panthéiste, mais par le Christ.
A cet endroit, il intervient le rôle de la pratique (ascèse) iconique et son rapport avec l’eucharistique, dans le sens que l’iconique est une condition eucharistique. [12] Entre nous et le Christ ne peut exister qu’un relationnel iconique. Par le Baptême, nous acquérons cette marque iconique, en recevant déjà la condition christique, iconique ou bien la condition pré-eucharistique. Nous ne pouvons pourtant pas nous y arrêter, parce que autrement nous n’irions pas prendre la communion, donc accomplir l’eucharistique.
On sait que, par l’Ascension, le Christ élève notre condition de création jusqu’à la Divinité, en se plaçant à droite du Père. Mais le Fils de Dieu ne reste pas là-haut, comme si nous étions privés de Lui, en devant, par conséquent, monter juste au ciel pour pouvoir rejoindre le Christ. Il envoie le Saint Esprit Qui entre dans Son œuvre d’Image directe et personnelle du Fils, œuvre par laquelle Celui-là fait descendre l’Image Ressuscitée et Elevée du Christ dans l’Eglise terrestre. Il le réincarne dans le pain eucharistique et, en même temps, on procède même à une «Incarnation» du Saint Esprit. [13] C’est la raison pour laquelle l’Eucharistie n’est pas uniquement le Corps du Christ, mais c’est également «l’Incarnation» du Saint Esprit; nous insistons longuement sur l’acte de l’épiclèse par lequel on invoque l’Image du Saint Esprit, parce que Celle-ci nous apporte le Christ le Ressuscité et, par le Corps du Christ le Ressuscité, on peut «incarner» aussi le Saint Esprit Qui rejoint de cette manière la création. Parce que l’Esprit, représentant la Divinité «pure», apophatique, ne pourrait pas Se rencontrer avec nous, mais – par le fait de s’unir avec le Christ par le Corps ressuscité – Il se rend accessible à notre esprit par l’image eucharistique. Ce n’est que par l’Eucharistie que nous accédons au Saint Esprit. Nous voilà au cœur d’un problème très profond auquel les théologiens devraient penser plus longuement... En général, on considère que l’eucharistique vient par le Saint Esprit, c’est-à-dire Celui-ci arrive le premier, «en amenant» ensuite l’eucharistique. Or, il faut comprendre une chose: le christique est la condition essentielle du christianisme. Par la condition christique, le Saint Esprit Se rend accessible à notre sens, se glisse dans l’œuvre par rapport à la création et, ensemble, «actualise» l’image christique tout «en S’actualisant» Soi-même.
G. M. En ce qui concerne la liaison possible entre liturgique et l’ascétique dont je vous ai demandé...?
G. G. Dans le sens philocalique, dont vous parliez mon frère, il faut comprendre que l’ascétisme n’est pas uniquement une vie âpre menée en vue d’obtenir certaines vertus. L’ascétisme philocalique est exactement cette spiritualisation iconique. C’est ce que disait un Saint Père: «Le péché a amené un détournement de l’état de sainteté». Pour aboutir à rétablir l’état de sainteté, il faut nous livrer à une soi-dite ascèse, qui consiste dans le fait de nous arracher aux états négatifs pour revenir aux vertus connues en soi. Mais l’ascèse chrétienne n’est qu’un retour à quelque chose de normal, un retour naturel. Ce naturel doit ensuite être rendu iconique. Il faut restituer au naturel cette condition [structure] eucharistique et bien après on peut faire la communion eucharistique. Et l’eucharistique de la Communion existe en même temps que le Saint Esprit! S’il n’est qu’un simple eucharistique christique, alors il ne s’agit pas de la Descente du Saint Esprit; en l’absence du Saint Esprit, il n’y a pas d’eucharistique, ni d’Esprit Sait sans l’eucharistique. [14]
G. M. Mon Père, on sait bien que dans la théologie contemporaine il y a deux tendances importantes qui apparaissent, les deux, comme des solutions à même de revigorer la spiritualité des fidèles : l’une d’elles insiste sur le culte et sur l’eucharistie, en plaçant en second plan la spiritualisation philocalique et concevant l’Eucharistie comme un modèle en soi; l’autre tendance, appelée aussi «néopalamique», trouve que la solution consiste dans le personnalisme des énergies non-créées, en situant implicitement en arrière-plan l’apport de l’Eucharistie. Comment voyez-vous que la pratique iconique réussit à résoudre le problème de l’accent mis soit sur l’individualisme ascétique, soit sur l’ecclésiastique au sens exclusif du terme? Ou, autrement, comment pourrait s’harmoniser – dans la perspective iconique-carpatique – l’aspect communautaire du Temple et l’aspect intérieur du «temple du cœur» ?
G. G. J’insiste extrêmement sur ce mystère de l’iconique eucharistique où on ne peut parler seulement d’un simple relationnel, d’un relationnel unilatéral, mais de l’un qui se produit dans toutes les directions – tant du côté de la Déification que de celui de la création – et, mieux, d’une sorte d’union en commun de ce relationnel. L’Eucharistique, dans ce sens iconique, a les dimensions qu’on a déjà rappelées: celle d’Eglise terrestre, d’Eglise céleste et même de super-cosmique, d’expansion même d’un Mystère divin en soi par le Fils de Dieu. De cette manière, surtout dans la situation actuelle où le monde est tellement déchiré et déstructuré, la première nécessité est celle de refaire tout d’abord la condition eucharistique. On ne peut donner directement la Communion à quelqu’un avant de ne refaire sa condition eucharistique; participer au rituel liturgique est justement le mystère par lequel on refait la condition eucharistique et c’est aussi important que l’acte de la communion lui-même. Dans quel sens? S’il y a beaucoup de voix qui disent qu’il est inutile de participer à la Liturgie sans avoir reçu la communion, je considère qu’ils se trouvent en erreur. Dans le rituel christique de la Liturgie, même si on ne reçoit pas la communion, on refait la condition christique, eucharistique. C’est à ce moment qu’on refait notre temple, celui du cœur, comme vous dites mon frère. L’Eucharistique ne peut «prendre vie» avant d’avoir un temple, c’est-à-dire une Eglise. Comment veut-on faire l’eucharistique en quelqu’un pour lequel on n’a pas rétabli son Eglise intérieure?
Il faut donc comprendre que chacun peut refaire sa propre condition d’Eglise uniquement par sa participation au rituel liturgique. C’est bien après que le mystère eucharistique est accompli en lui [15], au fur et à mesure qu’on commence le développement de la liturgie dans son propre temple. C’est à peine à ce moment-là que, ayant la condition eucharistique rétablie, on peut communier dans l’Eucharistie de l’Eglise proprement dite. Mais, si on passe trop vite à la communion sans avoir refait préalablement l’Eglise intérieure, c’est comme on jetterait des perles aux cochons... On ne peut faire une Eglise de n’importe quelle maison. Une maison doit tout d’abord être consacrée, elle doit être offerte, il faut qu’on lui accorde la condition d’Eglise pour en devenir une. C’est pareil avec nous: on ne peut pas communier avant d’avoir acquis cette condition... Et ensuite, du point de vue chrétien, le rituel est comme une sorte de participation à un concours : tous y participent, mais les prix ne sont accordés qu’à quelques uns. Tous les fidèles participent au rituel, mais à la communion n’arrivent que ceux qui s’y sont préparés. [16] Il y a portant la possibilité que chacun reçoive son prix, dans la mesure où il obtient certaines « performances ». On ne peut pas accorder un prix à n’importe qui... Voilà le sens de l’ascétisme philocalique, tel que je le vois.
Quant à la tendance de sortir l’Eucharistie du contexte ascétique, je crois qu’il s’agit d’un malentendu justement dans le sens iconique de l’Eucharistie. L’iconique est ce quelque chose de sacré auquel on ne peut toucher qu’en se sacralisant. Comme le Saint Apôtre Paul le dit, ceux qui communient lorsqu’ils ne sont pas dignes de le faire ont davantage à souffrir. L’Eucharistie est feu dévorateur et il n’agit qu’en ce sens : s’il trouve la misère en nous, il est sûr qu’il ne fera autre chose que de nous brûler. Il faut trouver quelque chose qui résiste au feu divin. Qu’est-ce qu’il y a en nous qui résiste à ce feu ? S’il n’y a rien, alors la seule solution est de faire le rituel, de participer au rituel liturgique et alors, petit à petit, le temple intérieur sera refait. Ce n’est qu’à ce moment qu’on peut recevoir la communion...
G. M. Et une dernière question, mon Père : dans quelle mesure, ou mieux, de quelle manière les autres types d’hésychasme sont-ils d’image eucharistique ? Je me réfère au type égyptien, sinaïque, grec, slave, où l’accent semble être mis plutôt sur l’ascétique que sur le liturgique.
G. G. Je ne sais pas dans quelle mesure on comprend l’esprit philocalique...Moi, comme j’ai essayé de le comprendre, je le vois toujours dans ce sens de reconstruction de l’image de l’Eglise intérieure, de la condition eucharistique. L’ascèse des Saints Pères n’est autre chose que la reconstruction de l’image de sainteté de l’intérieur, qui ne peut se réaliser que par une ritualisation. Par conséquent moi, au moins, je comprends que toute vertu christique est une sorte de geste rituel. Toute vertu spirituelle est geste rituel, ainsi que les autres mystiques (égyptienne, sinaïque, etc.) sont en fait, en dernière instance, toujours des mystiques iconiques. [17] Exception faite que la spécificité des anciens, vu la caractéristique du contexte de l’époque, était de mettre un grand accent sur l’aspect spirituel direct de l’esprit. Et de là en résulte une sorte de rituel plutôt spiritualisé qu’iconique. C’est toujours une sorte d’iconique, mais plus spiritualisé. Alors qu’au sens carpatique c’est un iconique toujours spiritualisé, mais il est plus accentué sous l’aspect eucharistique, là où la partie du corps et celle du sang est dans la même mesure mis en évidence que la partie spirituelle. L’Eucharistique n’est pas uniquement quelque chose de spirituel, mais il est vraiment Corps et Sang du Christ.
G. M. Je vous remercie, Mon Bon Père, pour l’amabilité de me répondre à ces questions.
Le Saint Monastère de Frasinei, le 2 Avril 1998
Notes:
[1] Il ne s’agit pas, comme dans le catholicisme, d’une grâce créée qui fasse l’intermédiation entre la nature Divine et celle qui est créée, fondamentalement incompatibles, mais d’une parenté, comme dit le Père Ghelasie, une parenté iconique entre Dieu et la création (fondée, comme il dira tout de suite, «d’une manière christique de pré-création»). Le catholicisme est arrivé à la doctrine sur la grâce créée puisqu’il a développé un discours de prépondérance ontologique, dépourvue de perspective iconique et personnaliste. La notion de « parenté » (synergia) va dans l’esprit de la théologie paulienne et patristique; elle se réfère, comme j’ai déjà dit, à une parenté iconique et non pas strictement ontologique.
[2] Autrement dit, l’incarnation dépasse le plan des simples nominations, attributs, énergies de la grâce Divine ; elle ne se « consomme » pas à un niveau exclusivement énergétique, même s’il s’agit des énergies non-créées. C’est dans ce sens que saint Maxime parle dans Ambigua (trad. cit. p. 55) : « Dieu de tous, l’Incarné, ne possède pas la simple dénomination d’homme, mais Il est d’après l’être tout entier un véritable homme » Ou, plus bas : « ce n’est pas puisqu’il est le Créateur de tous les gens qu’on donne le nom d’homme à Celui qui, étant Dieu par sa nature même, a pris dans le vrai sens du mot notre être (il a pris substance en même temps que nous), mais d’une façon existentielle. Encore plus, le Fils de Dieu, en vertu d’une mobilité iconique de Son Hypostase lui confère une disponibilité éternelle des s’incarner. Il assume – comme dit le Père Ghelasie – dans un plan de pré-création, l’image de l’homme. L’intervalle dialogal, le cadre de la relation entre l’homme et Dieu est ainsi fondé d’une manière iconologique dans une pré-ontologie de l’humain. Rien que cette assimilation va conférer consistance à l’acte de dévotion de l’homme comme être concret. Sans diminuer le rôle des énergies non-créées, le Père nous rappelle pourtant la priorité – évidemment dans le sens ontologique, non chronologique – des hypostases sur celles-ci.
[3] Le Père apporte la même critique qu’il avait faite dans l’interview antérieure à la dominante métaphysique de la philosophie classique grecque, dominante qui s’est transférée aussi sur le christianisme de types athonite. Il porte à présent sa critique sur l’énergétisme cosmologique des Grecs, puisqu’il a migré dans cette catégorie du discours chrétien qui voit tout d’abord les énergies empreintes de grâce et bien après, la rencontre personnelle avec Dieu, l’un devant l’autre. Seul l’iconique peut constituer la base d’une rencontre réelle.
[4] Cela semble à la limite de la doctrine d’Origène, mais le Père Ghelasie ne parle pas d’une ontologie de la création avant l’acte concret de la création du monde par Dieu, mais d’une responsabilisation réciproque, des deux directions (Divin et création), comme liaison de parenté qui constituera plus tard le fondement de la réponse unique et spécifique de la création envers Dieu. Il s’agit d’une sorte d’union / responsabilisation pré-hypostasique de la création au niveau iconique de l’Image du Fils. Cette union lui confère, depuis encore le pré-temps, une constitution et une dignité onto-iconologique irréductibles. En général, le Père plaide de nouveau pour une théologie toujours actuelle, dans le sens du replacement de l’accent calcédoinien sur l’union hypostatique-iconique entre Dieu et l’homme. Comme il est bien connu, le Synode de Calcédoine a marqué la séparation décisive de l’anthropologie chrétienne de celle du classicisme grec et, par extension, de toute anthropologie extra-chrétienne. En ce qui concerne l’union de l’homme avec Dieu, les décisions de ce Synode reflètent une compréhension tout à fait singulière et irréductible, dans le sens que cette union se trouve sous les auspices d’un événement hypostatique, c’est-à-dire de consistance ontologique, tout en conservant simultanément la distinction des natures. C’est pourquoi le Père Ghelasie fait l’apologie du retour, par une sorte de systole du discours, à une théologie de « la grâce par l’être », c’est-à-dire de la priorité de l’ontique sans nier les énergies.
[5] Par exemple le hindouisme, où Brahma, Visnu et Shiva (qui forment la triade Trimurti) sont de simples manifestations attributives, temporaires, et, par conséquent, illusoires de l’Absolu (brahmane). Ces hypostases ne sont pas des structures ontologiques du brahmane, comme c’est dans le cas des Hypostases dans la Sainte Trinité.
[6] Au sens chrétien, le rituel dépasse de nouveau l’acception commune retrouvée dans les autres religions où il a des connotations exclusivement cosmologiques [voir même la célèbre «étymo-mythologie» (M. Bucellato) de ritus (lat.) provenant de rita (skr.) – ordre cosmique, principe harmonique]. Dans les religions pré-chrétiennes, surtout dans les monismes orientales, le rituel comme acte de dévotion n’offre pas à l’homme l’accès à l’ontos divin. Pour ce fait, l’idéal humain – par rapport auquel le rituel n’est qu’un préambule qui subit nécessairement des déterminations cosmiques – est formulé en termes arituels et acosmiques. Par contre dans le christianisme, remarque le Père Ghelasie, le rituel est défini «de haut en bas», comme déversement de la vie intra-trinitaire dans la création. Il peut ouvrir ainsi l’accès aux éléments qui constituent le mystère de la Divinité-Trinité même. Comme une vérification biblique, la Révélation de la Sainte Trinité au fleuve de Jordanie est décrite dans les Saintes Evangiles comme une théophanie dans la dynamique du dialogue (l’aveu du Père Saint) et du geste (la descente du Saint Esprit en guise de colombe), donc en termes de «rituel». L’Eglise, dans le Tropaire de L’Epiphanie, chante: «Dans le Jordan recevant le baptême, Vous, Seigneur, la consécration de la Trinité s’est fait voir (he tes Triados ephanerothe proskynesis)», en confirmant par cela la structure rituelle, proskinésique des «rapports» intra-trinitaires, ce super-mouvement mystérieux de la Trinité dont nous parle le Père Ghelasie.
[7] Dans le sens que le Fils est engendré, d’une manière active, du Père et le Saint Esprit Procède, et tout cela peut être vu comme des gestes rituels archétypes.
[8] En proposant une nouvelle définition pour le rituel, tout à fait cohérente avec l’ontologie iconique qu’il met en relief, définition qui renonce à la catégorie de relation, le Père Ghelasie sanctionne indirectement une certaine tendance de la théologie actuelle (visible chez les théologiens d’ailleurs remarquables comme H. Yannaras) vers une sorte d’existentialisme chrétien où tout, y compris l’ontologie, est placé et interprété sous l’espèce du relationnel (voir ci-dessous). Pour le père Ghelasie, le rituel est complet par la conjonction des réponses des parties dans une nouvelle réalité, iconique-eucharistique, de la rencontre, qui ne supprime pas la spécificité de ceux qui se rencontrent, mais qui ne se « consomme » non plus en simples termes relationnels. Encore une fois, on pourrait penser à une similitude avec la théologie du Saint Maxime qui exprime la même chose en termes dynamiques: la réponse/le geste rituel commun qui se constitue après l’interrelationnel, comme dit le Père Ghelasie, nous pousse à penser à ce que Maxime appelait l’état du siècle à venir (anticipé maximal dans la Liturgie). On y voit une stabilité mobile et une dynamique stable, un rapport de l’homme envers Dieu qui dépassera sans conteste les deux modalités actuelles du mouvement – passif et actif: «il n’y aura aucune existence qui porte et soit portée, ni de mouvement d’aucune chose trouvée dans la stabilité incontestable qui ait fixé une frontière à la mise en marche et au mouvement des choses qui sont portées et bougent» (Ambigua 53, Trad. voir pour cette dynamique antinomique Ambigua 170, 180).
[9] Il faut de nouveau remarquer que, par cette distinction, la Père Ghelasie ne parle pas dans l’esprit des stratifications gnostiques du cosmos. Pour lui, «supercosmique» signifie le niveau de la rencontre de l’amour de Dieu avec l’amour de la création, de la liturgie céleste avec celle d’origine terrestre. C’est ce commun, vu comme niveau intensifié, qui dans le texte de la Liturgie orthodoxe est appelé «le Saint, celui au-dessus des cieux et le spirituel par le sacrifice» de Dieu.
[10] Ce terme, sur lequel le Père Ghelasie revient avec insistance, ne peut engendrer des malentendus que dans le cas où on s’y cramponne, en restant dans une vision ontologique. Mais, comme on sait bien, dans le christianisme l’être est en même temps fait hypostatique, de manière qu’on n’a plus affaire à la rupture ontologique entre l’être et l’existence qui caractérise globalement les mystiques antiques, qu’il s’agisse des Orientaux ou des Grecs. Dans cette perspective, le terme de «parenté» se rapporte à l’image iconique que Dieu confère à la création et qui est ce trait de compatibilité onto-personnaliste entre celle-là et le Divin, sans l’intervention des êtres. La parenté est à la fois iconique et ontologique, ces deux notions étant inséparables.
[11] La distinction entre le Paradis et le Royaume des cieux est dans la lignée de la théologie patristique, lieu où cet intervalle dynamique est le corrélatif cosmique de l’élévation de l’homme de l’état d’image à celui de ressemblance avec Dieu. En termes rituels, pour le Père Ghelasie, le Paradis se trouvait plutôt sous le signe de la potentialité d’une rencontre, non-actualisée complètement, alors que le Royaume représente la non-cohabitation réciproque Divin-création.
[12] Evidemment, ce n’est pas dans le sens d’un conditionnement causal, mais d’une constitution ou d’une pré-structure eucharistique de la création faite à l’image de Dieu (voir la discussion de l’interview antérieure). L’ascétisme iconique consistera en ce cas dans un processus de restauration de cette constitution eucharistique par la transposition mystique du modèle rituel liturgique dans la dimension de l’intériorité, de la Proscomédie jusqu’à la Communion (voir ci-dessous).
[13] Le texte tout entier de la Proscomédie et de la Liturgie orthodoxe vient à l’appui de ces affirmations. Le pain bénit, qui pendant la Proscomédie a reçu la condition pré-eucharistique, se transforme pendant l’épiclèse en «pâte» de la Nouvelle Création réalisée raisonnablement et spirituellement par l’œuvre du Père, achevée par le Fils dans le Saint Esprit.
[14] Le Fils et l’Esprit conjuguent leur œuvre liturgique, dit le Père, de la même façon qu’Ils ont conjugué l’œuvre iconomique, en se promouvant et en se confessant réciproquement. L’Esprit se répand et s’offre comme eucharistie par le Fils, tandis que le Fils ouvre par l’eucharistie la voie vers la participation de l’Esprit Saint. D’autre part, il est à remarquer, comme le faisait Saint Maxime, la place centrale du Christ dans le discours du Père Ghelasie.
[15] On revient en montrant que Saint Maxime lui-même a souligné que la participation au rituel liturgique est assimilable à une ascèse dans laquelle la succession (akolouthia) des actes liturgiques est une représentation (typos) de ce qui se passe avec l’homme intérieur. Il dit encore, mais évidemment en d’autres termes, que la participation à la Liturgie opère une re-construction iconique-eucharistique de l’homme dans le sens d’une transformation intérieure successive dont on a développé les étapes ad extra par rapport au moments du rituel : «(le chrétien ne doit jamais manquer à la Sainte Liturgie) pour la grâce du Saint Esprit qui est invisible mais éternellement présente, et notamment surtout pendant la Sainte Liturgie. Cela transforme et change chaque personne présente, en la re-bâtissant (en la re-modelant) sous un aspect plus divin, conformément à ses qualités (metaplattousan epi to theioteron analogos heauto), et en l’élevant vers ce qu’on indique par les mystères qu’on accomplit... Le Saint Esprit active en l’homme la grâce du salut, indiquée par chacun des symboles divins (symbolon) qu’on dévoile, tout en le conduisant à son tour et dans un certain ordre (kath’ heirmon kai taxin) depuis les plus proches et jusqu’à leur fin». (apud Mystagogia XXIV, trad. du gr. Pr. D. Staniloae, E. I. B. M. B. O. R., Bucarest, pp. 39 e. s.; les soulignements appartiennent à G. M.). Il est à remarquer dans ce fragment la valeur de modèle formateur que Maxime attribue à l’œuvre liturgique du Saint Esprit (voir l’emploi du verbe «mettaplato – remodeler l’argile / la cire» qui a le même radical; «plasso, l’antique platto – créer», comme dans la Genèse 2,7) qui amène l’homme dans un état maximal de plasticité ontologique. En outre, Maxime voit – de même que le Père Ghelasie – ce remodelage conformément au célèbre principe de l’analogie (analogos heauto): Dieu recrée l’homme par analogie avec celui-ci, en respectant sa singularité, comme on notait dans l’interview antérieure.
[16] Comme j’ai dit dans l’interview antérieure, voilà le sens de «être capable» dont les textes liturgiques parlent: refaire sa condition eucharistique. Remarquons encore le fait que, malgré l’accent mis sur la préparation pré-eucharistique, le Père ne considère pas que refaire l’église intérieure (la constitution eucharistique) est un procès qui se développerait d’une façon autonome par rapport à l’Eucharistie proprement dite; en réalité, il reste toujours une transformation de type eucharistique dans lequel le fidèle, pain bénit vivant au début, avance graduellement sur la voie d’une proscomédie intérieure, par la communion continuelle dans l’Esprit de Christ, vers la condition pleinement eucharistique vécue en apothéose par la Communion. Il s’agit donc d’une synchronie mystique entre un rituel intérieur, accompli dans le temple du cœur et le rituel liturgique, d’une conjonction inséparable qui a pour fondement juste le «commun eucharistique» dont nous a parlé le Père jusqu’ici. L’accent est mis par le Père Ghelasie, d’une façon constante, et dans le plus authentique esprit orthodoxe, sur le fait que l’acte liturgique en est l’un de la participation; et la participation signifie réponse, signifie le amen des communautés des croyants, qui n’est pas un simple écho de l’appel divin, mais c’est la parole irréductible qui certifie l’acquisition de la condition eucharistique. Le Père insiste de nous rappeler que le rituel de l’Eglise de l’Orient s’accomplit dans l’espace d’une conformité de type eucharistique entre Mystère et croyant.
[17] Par extension, l’assertion du père vérifie une réalité universelle: toute expérience religieuse a une double dimension – mystique et rituelle – chacune représentant également des langages interférentiels dans lesquels on transpose les mêmes exigences et finalités de pratique religieuse; de cette manière, l’expérience mystique est l’équivalent d’une ritualisation intérieure, d’un remodelage de l’être par un continuel sacrifice intérieur et, réciproquement, – le rituel est le reflet, est la transposition ad extra, en termes gestuels, d’un itinéraire intérieur, et en même temps c’est le critère de validité pour l’expérience intérieure. Pour ces raisons interpréter – au cœur du christianisme – l’expérience ascetico-mystique des diverses écoles dans le langage rituel n’est pas du tout une démarche forcée. Ce que l’ascèse identifie comme étant des vertus est, en termes rituels, équivalent à un geste de dévotion. Il me semble tout à fait significatif que cet isomorphisme vertu-geste rituel que le Père Ghelasie énonce, est à même de dégrever la vertu de ses connotations moralisatrices en excès, et le geste rituel d’une certaine mécanique formaliste. Sous ces auspices, la vertu redevient le signe et la mesure capables d’assumer le rituel dans son sens fort, de modèle formateur de l’être humain.
Traduit de roumain par Sonia BERBINSCHI
Bucarest, 2005
(materiel publié dans la langue roumaine dans le volume „Părintele Ghelasie de la Frăsinei, Iconarul Iubirii dumnezeieşti” (Père Ghelasie de Frasinei, l’iconologue de l’amour divin, Éd. Platytera, Bucarest, 2004, pp. 94-111)
Copyright: Éd. Platytera.
La version roumaine (originaire).
La version anglaise.
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